Toute personne qui a un peu ou beaucoup lu Proust (c'est-à-dire "La Recherche") ou même qui ne l'a pas lue, connaît à peu près les scènes mille fois évoquées par les commentateurs, de la petite madeleine dans le tilleul et des clochers de Martinville.

Ces deux moments de La Recherche sont régulièrement cités comme points centraux, comme pivots à la fois romanesques et théoriques de cet ouvrage sur la mémoire. Je sens bien ce qu'il y a de réducteur à qualifier ainsi ce gigantesque bouquin, mais disons que c'en est un aspect.

Or, c'est faire injure à Proust, de penser qu'il aurait pu bâtir sa cathédrale en y enfermant une énigme (dont il fournit d'ailleurs la solution) bancale sur ces deux seuls pieds, si je puis dire. Sans compter que l'évocation de petits gâteaux arrondis et bossus accolée à des clochers dans la campagne normande appelle irrésistiblement l'image d'un ready-made à la Duchamp.

Il existe donc, et de manière sacrément essentielle bien qu'il ne soit que très rarement cité et seulement par des spécialistes, un troisième pied à ce "trépied de la mémoire inconsciente". Car comment appeler ces instants de notre activité mentale où fait irruption, par le biais d'une sensation banale, vulgaire, un appel aussi strident qu'insistant à transplaner, pour utiliser un néologisme potterien, non pas vers tel moment de notre passé - ce serait trop simple - mais vers la personne que nous étions, précisément, à ce moment et qui détient tous les fils que nous allons pouvoir tisser : ainsi de l'homme mûr trempant une madeleine dans son thé et qui, au moment où toutes les sensations se fraient un chemin de sa bouche à son palais, d'un bond prodigieux redevient le petit garçon à qui sa grand-tante donnait la becquée d'une bouchée de madeleine humectée de tilleul.

Alors ce n'est plus l'homme écrivant au seuil de la vieillesse, qui se remémore tout cela qui deviendra la charpente, le bâti, de son oeuvre : c'est ce petit garçon, puis l'adolescent, puis l'homme qui emprisonnera son Albertine dans son hôtel particulier du boulevard Haussmann. C'est le délicat compagnon de Saint-Loup, l'amant sans cesse mis en échec par sa jalousie, son avatar nommé Swann dont l'histoire est roman dans le roman. C'est Charlus, archétype de l'homosexuel et maladivement féodal, c'est le "Narrateur", salonnard à la dent dure qui croque les snobs à belles dents, c'est le vieil homme malade enfin, qui sont enfermés dans cette bouchée de biscuit trempé, c'est une vie, mille vies qui se déploient comme des fleurs japonaises dans un bol d'eau et soudain lui apparaissent aussi clairement, aussi individualisées et rassemblées à la fois, lui causant une félicité inouïe car une porte s'ouvre alors qui lui fait entrevoir la Recherche, bel et bien entière, à composer mais déjà écrite, en quelque sorte, et reposant là, dans cet infime et intime souvenir.

Citez-moi un autre auteur - à part les philosophes s'occupant à cette époque, mais de manière un peu ennuyeuse, de perception et de conscience, matières qui passionnaient le gars Marcel - qui ait à ce point exploré ce phénomène et ses implications sur la création artistique. Citez-m'en un seul qui ait instantanément perçu ce que devait être cette oeuvre où, pendant deux mille cinq cents pages il s'agit à la fois de restituer celui qui s'est navré sa vie durant de n'être pas écrivain, et de le rassembler avec celui qui, maintenant, écrit et en même temps affirme, au terme de son travail : maintenant je peux commencer à écrire. Citez-moi une seule mise en abyme plus vertigineuse ?

Le troisième élément de cette exploration (tour de force équivalent, par exemple, à la psychanalyse de Freud par lui-même avec la construction théorique qui en découle, et où d'ailleurs ce romancier a laissé sa santé), le troisième élément en même temps une sorte de clé, c'est l'histoire du pavé disjoint que l'on trouve, et ce n'est pas par hasard, dans "Le temps retrouvé", dernier tome et synthèse de cet essai déguisé en roman. Le Narrateur qui chemine à pied vers une ultime matinée chez les Guermantes, est contraint par le passage d'un tram, de faire un de ces petits sauts de côté qui suffisent parfois, sur la voie publique, à éviter de grands accidents.

La même fulgurance lui cause alors le même éblouissement que les deux événements précédents :

« Mais au moment où, me remettant d'aplomb, je posai mon pied sur un pavé qui était un peu moins élevé que le précédent, tout mon découragement s'évanouit devant la même félicité qu'à diverses époques de ma vie m'avaient donnée la vue d'arbres que j'avais cru reconnaître dans une promenade autour de Balbec, la vue des clochers de Martinville, la saveur d'une madeleine trempée dans une infusion, tant d'autres sensations dont j'ai parlé (...) ».

Celui qui s'échinait l'instant d'avant à trouver un fil, mieux : une porte d'entrée, dans la narration de son passé, et qui était précisément en train de se désoler de n'y point parvenir, se morigénant de préférer à l'effort d'écriture la distraction futile des salons, voit soudain briller devant lui la clé d'or qui va lui ouvrir la porte de la création :

« (…) et, dans mon désir de les saisir, sans oser plus bouger que quand je goûtais la saveur de la madeleine en tâchant de faire parvenir jusqu'à moi ce qu'elle me rappelait, je restais, quitte à faire rire la foule innombrable des wattmen, à tituber comme j'avais fait tout à l'heure, un pied sur le pavé plus élevé, l'autre pied sur le pavé plus bas. Chaque fois que je refaisais rien que matériellement ce même pas, il me restait inutile ; mais si je réussissais, oubliant la matinée Guermantes, à retrouver ce que j'avais senti en posant ainsi mes pieds, de nouveau la vision éblouissante et indistincte me frôlait comme si elle m'avait dit : "Saisis-moi au passage si tu en as la force, et tâche à résoudre l'énigme de bonheur que je te propose". Et presque tout de suite je la reconnus, c'était Venise, dont mes efforts pour la décrire et les prétendus instantanés pris par ma mémoire ne m'avaient jamais rien dit et que la sensation que j'avais ressentie jadis sur deux dalles inégales du baptistère de Saint-Marc m'avait rendue avec toutes les autres sensations jointes ce jour-là à cette sensation-là, et qui étaient restées dans l'attente, à leur rang, d'où un brusque hasard les avait impérieusement fait sortir, dans la série des jours oubliés. »

Cet après-midi, je cheminais en pensant à une chose ou à l'autre ou peut-être en ne pensant à rien, au long d'un immeuble récemment construit et devant lequel le trottoir a été éventré et non refait. Ce faisant, mes pieds rencontrèrent un sol inégal de gravillons, un parcours semé de petites embûches pour dames mûres et qui m'obligea, dans un premier temps, à regarder où je les mettais, mes pieds. La première réaction fut de pester contre ceux qui n'ont pas jugé utile depuis des mois, de refaire ce trottoir.

Puis, sur les trente mètres suivants, la Taulière, posant ses pas avec précaution, écouta le bruit de ses semelles sur ce sol inhabituel en ville, ce bruit d'écrasement humide (car sous le gravier suinte l'eau). Elle apprécia la résistivité des petits cailloux en même temps que la souplesse de la terre en dessous. Elle contempla les bords déchiquetés du bitume, une géographie miniature de canyons, d'à-pics, de combes et d'avalanches. Puis elle arriva au point où le trottoir redevient plan et gris, et ce fut comme un deuil minuscule.

Instantanément lui fut alors rendue une sensation identique : celle du bref bonheur qu'elle trouvait, voici quelques années à Lyon, en se rendant à son cours de gym dans un centre social du 5e arrondissement. Sur cette zone urbaine un peu escarpée (Lyon possède aussi ses collines), un raccourci permettait, depuis l'avenue Barthélémy Buyer, de couper pour rejoindre l'arrière du centre. Une petite barrière, toujours ouverte, l'amenait alors à destination.

Pendant cinq ans, la Taulière mit ses pas dans ce sentier montant, car c'en était un, authentique : de pierres et d'humus, de rigoles de pluie et de tapis de feuilles sèches, de violettes et de buissons en fleur, l'été ombreux et l'hiver, abrité. Pendant cinq ans, deux fois par semaine, elle écouta tout ce qu'avait à lui dire ce petit écosystème miraculeusement préservé de l'urbanisation. Le sentier l'amena non seulement à son cours de gym, mais aux sentiers blancs et caillouteux de son enfance. Il lui restitua l'école, puis de l'école, les visages des autres écoliers, puis des événements accolés à ce qu'était l'école, alors, dans un village d'une centaine d'habitants de la campagne française profonde. Elle en tira ce qu'elle pensait à l'époque, que disait la radio, comment elle avait joué, ramassé des pommes, attendu ses amies, et même ce que l'on mangeait à la maison les jours de semaine, en hiver, ou les bruits du café de campagne où elle tâchait à grandir au milieu d'un univers fabuleux dans sa banalité. Et puis la Taulière décida de quitter Lyon, et au même moment, comme pour ne lui donner aucun regret, la municipalité décida de bétonner ce bout de sentier, une centaine de mètres, sans doute l'un des derniers sentiers de cette grande ville.

Aujourd'hui, sur ce bout de trottoir défoncé, la Taulière retrouva tout cela, elle médita sur la mémoire tactile de nos pieds, qu'on n'a pas l'habitude de solliciter, plus attentifs que nous sommes à la mémoire construite, abstraite, ou à la mémoire visuelle, olfactive, auditive plus rarement.

La mémoire des pieds sur le petit sentier l'amena, de retour à la maison, directement vers le rayon où vieillissent doucement quatre ou cinq volumes de poche exténués par de trop nombreuses lectures, de "A la Recherche du temps perdu", et elle eut envie d'écrire tout ceci, sans se lamenter sur le fait qu'à la différence du génial Proust, elle n'ait fait, de ces sensations rares, qu'un seul billet de blog.

Bah, tant mieux : il n'y a pas la place, dans la littérature française, pour deux "Recherche" (*).

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(*) Proust aurait peut-être goûté cette abréviation, peut-être pas. Dans Sodome et Gomorrhe, un "dîner" chez les affreux Verdurin donne à Proust l'occasion de mettre en scène Saniette (le nom, déjà !), genre de pique-assiette invité par charité mais qui fait tout de même partie, à sa manière, du "petit clan", et surtout, souffre-douleur attitré du "Patron", M. Verdurin (comme Madame est appelée par les membres de la coterie "La Patronne") :

« Mais vous aviez toujours caché que vous fréquentiez les matinées de l'Odéon, Saniette ? ». Tremblant comme une recrue devant un sergent tourmenteur, Saniette répondit, en donnant à sa phrase les plus petites dimensions qu'il put afin qu'elle eût plus de chances d'échapper aux coups : « une fois, à la Chercheuse. - Qu'est-ce qu'il dit », hurla M. Verdurin d'un air à la fois écoeuré et furieux, en fronçant les sourcils comme s'il n'avait pas assez de toute son attention, pour comprendre quelque chose d'inintelligible, « D'abord on ne comprend pas ce que vous dites, qu'est-ce que vous avez dans la bouche ? » demanda M. Verdurin de plus en plus violent, (...) - Che, che, tâchez de parler plus clairement, je ne vous entends même pas. (...) « Voyons, ce n'est pas sa faute, dit Mme Verdurin - Ce n'est pas la mienne non plus, on ne dîne pas en ville quand on ne peut plus articuler - J'étais à la Chercheuse d'esprit de Favart. - Quoi ? C'est la Chercheuse d'esprit que vous appelez la Chercheuse ? Ah ! c'est magnifique, j'aurais pu chercher cent ans sans trouver », s'écria M. Verdurin qui pourtant aurait jugé du premier coup que quelqu'un n'était pas lettré, artiste, "n'en était pas", s'il l'avait entendu dire le titre complet de certaines oeuvres. Par exemple, il fallait dire le Malade, le Bourgeois (...) » etc.

Le personnage de Saniette, à la fois pitoyable et un peu écoeurant, revient toujours à ces dîners où il se fait maltraiter. A la fin d'un de ces repas-torture, il se fera carrément sortir par Verdurin et tombera d'une attaque devant chez eux, sans que les Verdurin ou leurs invités ne daignent se déranger, le "Patron" faisant simplement dire que ce ne serait rien et qu'on le raccompagnât chez lui.