"Le ministère de la douleur" est un livre épatant, éprouvant, absolu, terrifiant : il met en scène, comme résultant de l'effondrement de la Yougoslavie en 1992, l'effondrement intérieur d'un groupe d'exilés vivant à Amsterdam. Tania, jeune professeur de littérature, hérite de cette troupe disparate et blessée à laquelle elle est chargée d'enseigner le "servo-kroatisch" au sein du "département de slavistique" de l'université, quoi que puisse être cette étrange discipline.

A l'anéantissement de l'ex-Yougoslavie, à celui des personnes, correspond celui de la langue qui se dissout en "novlangues" nationales, lesquelles empruntent à l'une des quatre langues officielles de l'ex-Etat communiste (le serbo-croate), mais après amputation de ce qui, justement, faisait "commun" pour les Yougoslaves.

C'est dans cette impossibilité (imposture aussi) linguistique et intime, que se débattent les exilés "yugonostalgiques" qui vivent dorénavant parmi les "Datchers" (Dutch, Hollandais, prononcé à l'anglaise).

« Il a fallu que je me retrouve dans un autre pays pour remarquer que mes compatriotes s'expriment dans une sorte de semi-langage, comme s'ils avalaient la moitié des mots, qu'ils recrachaient la moitié des voyelles. Ma langue maternelle me semble alors être prononcée avec effort par quelque invalide ayant des difficultés d'élocution et devant étayer sa pensée la plus simple par des gestes, des grimaces et des intonations. Les conversations entre les gens de mon pays me semblaient trop longues, épuisantes et oiseuses. C'est comme si, au lieu de parler, ils se donnaient des tapes dans le dos avec les mots, qu'ils s'enveloppaient mutuellement d'une bave sonore consolatrice. »

Reviennent dans le récit, leitmotiv entrelacés, deux affirmations : retourner au pays c'est la mort, rester en exil c'est la défaite. Entre les deux, nul lieu où vivre. Et puis : « Parce que, de tout ce qui nous est arrivé à tous, on ne peut en sortir que de trois façons : comme un homme meilleur, comme un homme pire, ou comme Uros, une balle dans la tempe. »

A découvrir, comment chacun-e, dans cette petite communauté d'exilés, cherche et parfois trouve "sa" solution.

De ce magnifique récit "à l'os" de Dubravka Ugresic, justement qualifiée par Télérama "d'écrivain de la catastrophe et de la grâce", la date de parution n'est pas indifférente : 2004 (2008 pour la traduction française). C'est douze ans après que la Croatie, la Slovénie et la Bosnie ont été reconnues et admises au sein des Nations Unies à l'issue de l'implosion de la Yougoslavie. C'est aussi entre la guerre du Kosovo (99-2000) et l'ultime soubresaut de ces séismes balkaniques à répétition : la définition fugace d'une "Serbie-Montenegro" puis l'indépendance de ce dernier (2006), qui laissera la Serbie seule héritière juridique de l'ex-Etat des "Slaves du Sud" (Jugoslavija). Un récit enfanté dans les turbulences...

Le paragraphe qui précède n'est qu'une modeste tentative de résumer les faits tels qu'ils sont décrits dans la notice Wiki à la rubrique "Yougoslavie". C'est peu dire qu'en la lisant, même armée de la meilleure volonté, c'est mission impossible de comprendre non seulement les enjeux, le déroulement et les conséquences de ce conflit protéiforme, mais aussi l'histoire de ce jeune et éphémère Etat. Bizarrement, la notice fait débuter l'histoire de la région en 1806, ce qui est tout de même suspect. Que se passait-il donc dans ces "provinces illyriennes" avant le 31 décembre 1805 ? Tout va très vite dans cette succession d'appartenances, d'alliances, d'indépendances partielles, de retour à la maison-mère... Vertige assuré.

Quoi qu'il en soit, pendant ces années de guerre et lorsque les états se sont (re)composés, Ugresic s'est engagée contre les nationalismes, la guerre et les haines ethniques, ce qui lui vaudra pas mal d'avanies de la part des médias croates.

Lire le livre de cette auteure qui n'a jamais baissé la garde est donc un devoir, mais plaisant, et un plaisir, plutôt saignant. L'humour (noir) n'est jamais loin, comme par exemple lorsqu'elle signale en passant que le mot "mort" en serbo-croate se dit "smrt".

Il était, pour finir, très tentant de citer quelques lignes des deux dernières pages, mais impossible de déflorer ce bouquet final. Espérons qu'à la lecture de cette note, le désir sera vif, et comblé, de s'y plonger. Fou-rire et émotion poétique garantis (si, si : en même temps).

Et si vous ne voulez pas le lire, "que la grenouille vous pisse dessus" (malédiction - la moindre d'entre elles - empruntée à l'héritage populaire de l'ex-Yougoslavie).