... L'histoire du "petit jazzman blanc de la côte Ouest qui va tous vous manger". Saluons d'abord une performance d'acteur extraordinaire de Ethan Hawke, qui incarne Chet Baker. Il est tellement bon qu'à deux images du début on oublie tout : il est Chet. L'acteur assure, par parenthèse, les parties vocales de la bande son. Coup de chapeau à Kevin Turcotte, ensuite, qui joue les parties de trompette. Très convaincant, davantage que ce qu'on peut trouver de lui sur YT. Enfin, l'équipe "son" du film, un travail de pro à saluer, vraiment. J'ai eu envie de me lever, à la fin du film, pour les applaudir mais j'ai pas osé, les autres pelés, dans la salle, avaient l'air de pioncer.

Moi je suis sortie avec des notes bleues plein la tête et je suis rentrée en slalomant entre les bagnoles, la tête continuant de marquer le swing. Oui, parce qu'on a 10 cm de neige ici et que les trottoirs ne sont pas nettoyés, alors pour ma sécurité, aussi bizarre que ça puisse paraître, je marche au milieu de la rue.

Les passages de "Born to be blue" où Chet, qui ne joue pas lui-même à ce moment-là, entend la musique dans sa tête, sont particulièrement réussis. D'abord musicalement. Ensuite, du point de vue du scénario, car ils accompagnent des moments de grand trouble, voire de déclavetage complet de l'artiste. Ces scènes-liens avec l'histoire sont magnifiques.

Enfin, la lente remontée de Chet Baker (dont le dentier semble lui donner du fil à retordre pour souffler, ce qu'on peut comprendre) après l'agression où il s'est fait démonter le portrait, vers un son qui, à la fin du film, retrouve sa plénitude, est réussie : pas de raccourcis hasardeux, de "sauts dans le temps" scénaristiques : on voit le musicien en baver des ronds de chapeau et s'accrocher comme un dément jusqu'à faire sa rentrée à New-York, en gloire, et ça prend tout le film ou presque, en passant par les cachetons dans de minables pizzerias, les premiers studios, la recherche solitaire, obstinée, de la note juste, le travail, le travail. Et la méthadone.

La drogue : ça fait du bien de voir un film sans morale. Oui, Chet était accro. Oui, pendant tout le film on suit sans y croire sa lutte pour s'affranchir de l'héro. Oui, on sait qu'il ne va pas y arriver. Non parce qu'on connaît la véritable histoire du musicien, mais parce qu'encore une fois le scénario est vachement bien fichu et que Ethan Hawkes installe ici la fragilité de son personnage comme une force contre laquelle il n'y aura rien à faire : que celui qui n'a pas mal aux veines en regardant Chet essayer de ne pas se faire un fixe, me jette la première seringue.

Sans morale parce que Rimbaud, parce que Baudelaire, Bukowski, parce que Poe... Parce que Lowry, Burroughs, Kerouac, Joplin, Cobain... Parce que Billie Holiday, parce que le Bird, parce que Morrison, et voilà, y a des gens sur cette planète (la liste en est plus longue que la sainte bible) qui fonçaient aveuglément à la recherche de leur vérité artistique profonde et ne chaussaient pas de charentaises et que nous, bien propres sur nous bien au chaud dans les nôtres (de charentaises), nous aimons ce qu'ils ont fait et que, d'une certaine manière, ils sont morts pour nous. Alors la morale va aller se faire foutre pour le moment. Ce n'est pas la moindre réussite du film que de montrer cette impossible équation d'une dépendance qui joue pour et contre l'artiste, le nourrit et le dévore en même temps

Pour se remettre d'avoir aimé ce superbe biopic hollywoodien (non : canadien, et impeccable, de mon point de vue), la Taulière vient d'écouter successivement : Chet Baker, Lee Morgan, Clifford Brown, THE Miles (complètement à part), Wynton Marsalis et Ibrahim Maalouf. Bande son : à l'heure où j'écris, Ibrahim souffle "Beirut", je vous préviens, sortez vos mouchoirs).

Que voulait-elle se prouver avec ça ? Rien. Chacun de ces trompettistes : le sirupeux Chet, le pétaradant Lee Morgan - the very high level pour ne pas dire l'échelle des anges quand il se déchaîne avec les Jazz Messengers (je ne recommanderai jamais assez "Night in Tunisia", final du concert à l'Olympia de mai 61, un set de plus de 15 minutes où Art Blakey cavale comme un dingue, forçant toute sa formation à suivre ou à crever, où Lee Morgan puis Wayne Shorter vont chercher le "it" jusque dans les cintres et le trouvent, et plusieurs fois encore), le velouté Clifford Brown, la trompette au son unique et bizarroïde de Miles, Marsalis l'académique, (notes claires et un peu métalliques pour mon goût d'aujourd'hui, bien qu'à une époque je ne jurais que par la famille Marsalis) et pour finir Ibrahim Maalouf, ma dernière découverte (ça date tout de même un peu), eh ben c'est juste une balade musicale à la trompette pour prolonger un peu la magie de "Born to be blue", pour s'envelopper de ces différentes sonorités et se redire qu'on aime ça.

Et puis, tiens, parce qu'il n'y a pas de mal à se faire du bien, je me remets une petite dose des Jazz Messengers, disque 2 de l'album qui démarre avec "It's only a Papermoon" et se clôt sur le furieux "Night in Tunisia" dont au sujet duquel je vous causais ci-dessus, une composition de Dizzy Gillespie & Frank Paparelli. Faut dire que c'est quand même du beau monde : Lee Morgan, déjà cité, trompette - Wayne Shorter au sax ténor - Bobby Timmons, piano (ô Moanin') - Jymie Merritt, basse, tous emmenés par le plus grand des petits batteurs, Art Blakey himself, la cymbale cinglée, le jeu de balais impossible à suivre, badaboum, on dirait qu'ils sont deux, aah Mâme Bouziges en ce temps-là on savait rester dans le rythme, y a pas à dire, ça ronfle et ça tourne rond, rond, et oui c'est très difficile de taper sur un clavier tandis que Artie tape sur ses gamelles, ça fait tressauter je vous le dis.

Et ça ne m'empêchera pas, tout de suite après, de chantonner "My funny Valentine, pa, pa la, la la laaaa...".