La vraie vie des vraies gens dans le vrai froid

Saint-Etienne, entre - 10 et - 14 suivant les altitudes la nuit, de - 5 à - 1 l'après-midi. Neige : 10 cm tombés samedi, nettoyage de la ville très sommaire. Stratégie : marcher au milieu des rues, dégagées au bénéfice de la sacro-sainte bagnole, tandis qu'aux piétons sont dévolus des trottoirs bosselés de gadoue figée en glace. Les trois grandes places du centre ville, "espaces urbains requalifiés" (langage d'urbaniste) c'est-à-dire revêtus de ces petits pavés ou de dalles imitant l'ancien, sont impraticables à force d'être glissantes et obligent à des contournements, des allongements de trajets dont on se passerait, vu la température.

1 - Dans le tram, mardi

Un vieil homme assis serre contre lui son sac de papier bourré de denrées. Le sac se déchire du haut en bas. Par terre, une palanquée de produits divers, du nettoyant liquide aux biscottes, de la conserve de tomates à la tablette de chocolat...

Toutes ces choses se baladent, roulent jusque sous son siège et baignent dans la bouillasse noire déposée par nos chaussures, tandis que le bonhomme, confondu, jure dans sa barbe et tente de récupérer ses biens en se lamentant "c'est pas vrai nom de dieu, c'est pas vrai..."

Nous aidons à récupérer l'épicerie en vadrouille, quelqu'un trouve un grand sac plastique et le passe au malheureux. Je ramasse son dernier achat : une petite plaquette de calissons d'Aix, toute petite. Il doit y en avoir une demi-douzaine. L'emballage de cette gourmandise fine est complètement détrempé par son séjour au sol et moi, j'ai le coeur fendu ! Je pose les calissons sur le siège, ils ont l'air intact tout de même. "Et mes oeufs ? Ils sont pas cassés ?" demande le bonhomme à la cantonnade. On n'en peut mais.

2 - Encore un tour de force de notre échevin number one

Il y avait longtemps que je ne vous avais pas conté les décisions curieuses que prend notre maire et qui vont, à n'en pas douter, marquer sa mandature.

Juste avant que le temps se fige en glace, les agents de la Ville ont déposé par la ville des panneaux sympatoches annonçant que "vos abribus ont douze ans ! Ils vont partir se recycler, etc." Suit la promesse enthousiaste d'abribus tout neufs, tout beaux !

On est un rien perplexe. Qu'un abribus ait douze ans, soit. Dans la mesure où il assure ce pourquoi il a été bâti : abriter, dans la mesure où il tient debout, on ne voit pas l'urgence. Les nôtres, d'abribus, sont comme neufs et d'un design qui ne déshonore pas la Cité du. Ils ressemblent à tous les abribus qu'on voit partout, de verre et de ferraille, avec le ou les panneaux contenant les affiches qu'on voit partout aussi.

Deuxième étape : "lorsque la bise fut venue...". Les abribus démontés, nous nous retrouvons à geler sur pied en plein vent contre un poteau provisoire (même en se serrant beaucoup autour, on n'est guère abrité, par un poteau), tandis que les tranchées d'où sortent les tuyaux qui vont raccorder les nouveaux abribus restent vides pour causes d'intempéries.

Le maire, peut lui chaut, sans jeu de mots. Ce qu'il veut, c'est que les nouveaux édicules soient en place pour la Gross 10ème Biennale du Dézingue qui débute le 9 mars. Caillons-nous donc en rythme et supportons les intempéries sans un toit sur la tête, pour le bien de l'économie locale. Enfin, de la théorique économie locale.

Aujourd'hui nous avons pu apprécier quelques abribus neufs que les services ont tout de même réussi à planter dans l'hypercentre. C'est à n'en pas douter une réussite : le toit incliné vers l'arrière laisse largement entrer les précipitations, lesquelles, de toute façon, s'engouffrent à merci puisque tous ont le côté Nord ouvert !! Les anciens, les foutus, les recyclés, fermaient des deux côtés. Giflés par une burle (*) sibérienne qui nous pique le visage d'aiguilles de glace, nous attendons le tram, stoïques, en échangeant sur notre perplexité devant cette initiative.

Sauf que, ah mais !! Les nouveaux abribus sont CONNECTES ! On aura des affiches vivantes, comme dans les grandes villes, vous savez... Allez, tous en choeur sur l'air de "Motivés" : "Connec-tés, connec-tés..."

3 - Le coeur fendu et refendu

Au terme d'un long et fatigant périple en ville, la Taulière exténuée par le grand froid s'arrête à une station de tram de chez elle et attend l'escargot, au lieu que d'habitude ça lui prend dix minutes de rentrer à pied, mais là non, on ne lui fera pas faire un pas de plus.

Deux petits enfants sont là, sous l'abri (qui n'a pas encore été démonté). Ils sont pétrifiés par le gel et n'ont ni gants, ni bonnets. L'aîné, qui peut avoir 9 ans, tient dans ses bras quatre ou cinq baguettes de mauvais pain, celui qu'on trouve sous cellophane au Lidl voisin. Le petit, à peine 4 ans, est lui aussi chargé d'un volumineux (mais léger) paquet genre chips. Il sanglote doucement et l'on voit les larmes geler sur ses joues. Lorsqu'il voit que je le regarde, il me tourne le dos pour pleurer en paix : bouleversant réflexe de dignité chez ce tout petit garçon !

Apitoyée, je me penche et demande au petitou ce qui lui arrive. "Il a froid", dit l'aîné sobrement. Alors je prends le paquet sous le bras, puis les deux mains du bambin et j'essaie de les réchauffer doucement entre les miennes. C'est une tentative assez dérisoire car le vent continue de "couper" sec et bêtement je n'ai pas pensé à enlever les miens, de gants.

Tout en le frictionnant je m'enquiers, où donc est leur maman ? - Là-bas, en face, répond le grand frère en désignant l'autre côté de l'avenue. Une passante intervient : la maman est au labo d'analyses, elle n'en a sans doute pas pour longtemps. Mais pourquoi donc leur a-t-elle enjoint de l'attendre ici ? C'est incompréhensible, dur, inconséquent.

Sauf que la Taulière ne vaut guère mieux, car son tram arrive et au lieu de le laisser passer elle a le réflexe bête d'y monter ! Bien qu'il faille supposer que la maman des deux enfants va les rejoindre dans les minutes qui viennent, à peine la rame s'ébranle, elle se battrait : elle aurait dû continuer de réchauffer le petit, elle aurait dû attendre la maman... Elle ne comprend même pas comment elle a pu monter dans ce satané tram, sinon que le grand froid la rend gourde, lui surgèle les neurones, qu'elle a eu un réflexe quasi-pavlovien : tram à l'arrêt, on monte dedans.

Voilà pourquoi, en ce mardi glacial, il lui faut se raisonner deux heures plus tard et se dire qu'il y a belle lurette que les deux enfants sont rentrés chez eux avec leur mère et que le sang a recommencé à circuler dans les petites mains gelées.

Elle se souvient de sa propre enfance où, lorsqu'on avait ce qu'on appelait "l'onglée", c'est-à-dire une gelure telle que les ongles font mal, on pleurait de douleur.

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(*) La burle, une invention du Massif Central et particulièrement de la Haute-Loire toute voisine de Sainté, est un vent tournant, tourbillonnant, même, qui rase le sol et lui descend la température en furie, que vous avez des bottes en neige (et non des bottes de neige) en moins de deux.

La burle souffle du Nord avec rage. Elle dessine au sol des cercles de neige et de glace, les balaie indéfiniment, roule la couche blanche, l'accumule en demi-lunes, puis en congères. Elle vous amène le grand froid de la mort par les pieds, les jambes. Nul tissu de robe ou pantalon pour l'arrêter : elle vous glace jusqu'au slip et le reste avec mais vous monte très bien aussi dans le col, les oreilles et vous givre les dents.

La burle, lorsqu'elle vous chope sur le plateau de Landos ou du côté de Loudes, cherchez fissa un abri, sans blague vous êtes en danger réel. Parfois, ne souffle qu'une légère burlette, assez pour être congelé sur place toutefois, mais moins vite.

Parfois, la burle descend à la ville par les couloirs du Pilat, contourne les montagnes de l'Est et vous revient plein nord par la Grand'rue, comme cette semaine.