Il n'en fallait pas plus à la Taulière de l'Appentis pour essayer de répondre à l'invite ainsi exprimée par Mr K :

« Principe :
A partir d'une page prise au hasard dans un roman de gare acheté d'occasion, pas lu et qui en principe ne le sera jamais,
- sélection de la première phrase en haut de page et de la dernière phrase tout en bas,
- suppression de tout le reste, en l'occurrence le milieu de la page,
- sans avoir lu, écrire pour remplir le vide et faire la jonction. »

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Disposant sur le plus haut rayon de ma bibliothèque, de quelques machins offerts et illisibles ou "tombés-des-mains", il est temps de redonner quelque vie à l'un d'entre eux :

Ce printemps-là, j'ai participé au scénario d'une série télévisée.

- Tu vas encore parler de toi, m'interrompit la jeune femme tandis que nous fumions la traditionnelle cigarette d'après l'amour et, à titre d'avertissement, elle me planta le doigt dans le nombril, que j'ai à peu près parfait, bien centré et que j'entretiens régulièrement.

- Aïe, fis-je sans conviction car j'étais déjà préoccupé de ma phrase suivante.

- Et ça va m'ennuyer profondément, donc j'y vais. Salut. Joignant le geste à la parole, elle se leva, s'habilla et s'en fut sans même passer par la salle de bains, cette cochonne.

Je n'avais pas réussi à caser mon histoire, j'étais frustré et furieux. Privé d'un public, je n'existais plus. Maintenant à cause de cette conne, il fallait que je me dépêche si je voulais pouvoir harponner quelqu'un au bar d'en bas et me raconter un peu au comptoir. Indispensable pour commencer la journée.

Ensuite j'irais déjeuner chez maman, un public captif quoiqu'assez critique (forcément, elle me connaissait un peu). Longue après-midi de confidences, il fallait que je me rappelle cette fois-ci de lui demander comment elle allait, les six dernières fois j'avais oublié, faut dire que j'en avais long à lui raconter sur la partie de ma vie dont elle n'avait pas encore entendu parler (les vingt-quatre heures qui avaient précédé).

Tout ça m'amènerait bien à dix-sept heures, à temps pour mon rendez-vous chez mon éditeur où m'attendait mon manuscrit de mon livre intitulé par mes soins, et j'étais prêt à défendre ce titre contre toutes les insinuations : "Je pense, je suis, donc c'est moi".

Mon restaurant favori avait déjà réservé ma table pour mon dîner du soir avec mes amis les plus attentifs (les autres n'étaient plus mes amis) et une longue soirée dissertante m'attendait.

Je ne leur passerais rien : ni le résumé de mon livre en préparation, ni celui qui allait paraître, mon dernier article dans mon magazine littéraire préféré, sans parler des anecdotes de ma vie qu'ils ne connaissaient pas encore, ou mieux : celles qu'ils me réclamaient, conscients que, si je réglais l'addition, il était de bon ton qu'eux me payassent dans la seule monnaie que je connais : la mienne.

Car, je ne sais pas vous, mais moi je me trouve objectivement plutôt intéressant. J'étais d'ailleurs surpris que la jeune femme de ce matin-là ait cru bon de se priver de mon étincelante présence. C'était assez incroyable, c'est même la première fois que ça m'arrivait.

Je suppose qu'elle était atteinte d'une forme de surdité, ou d'égoïsme, ou alors elle était malade. Enfin, je crois...

Je ne sais pas.

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Quelques mots sur l'ouvrage auquel j'ai emprunté incipit et explicit : il s'agit d'un truc qui est infiniment moins qu'un roman de gare, mais dont l'auteur, maladivement autocentré, ne réussit qu'à parler de lui dans ses livres, transformant tout ce qu'il écrit : romans, essais... en indigestes autobiographies. A preuve la quatrième de couverture de ce livre-ci où, en 7 petites lignes il réussit à caser 5 fois la première personne (lui-même). C'est aussi performant que le concours "Ma binette partout" du Canard Enchaîné.

Ce type, qui a quelques accointances avec le milieu littéraire parisien et un nom suffisamment connu pour y monnayer des services, est publié chez un éditeur assez coté où émargent pourtant, en principe, de bons auteurs. Leurs livres ont une sobre couverture blanche nervurée, le titre positionné centré, en bleu marine et le nom de l'auteur un peu plus haut, en noir et en italique fine. Les 3 initiales de l'éditeur figurent en bas, surmontées d'un logo représentant des petits pois gris et bleus. Entre les deux phrases utilisées dans la version ci-dessus du projet Lacune, 630 pages... de trop.

Légère déviation par rapport aux consignes de Mr K : ce sont la première et la dernière phrase, non de la page une, mais du livre, qui encadrent le texte. Quant à l'avoir lu ou pas, le feuilletage agacé d'une centaine de feuillets ne peut pas vraiment passer pour une lecture.