« La disparition de Jim Sullivan », de Tanguy Viel, chez Minuit double, 2013, 140 pages

Au prétexte d’écrire un roman, Tanguy Viel nous parle de son Amérique, un pays familier à toute personne un peu fan de la littérature américaine. Il en parle très bien, dans un style aisé, une écriture à la fois sèche et sensible, une concision qui n’enferme pas le récit, mais au contraire lui donne une respiration.

Et il justifie, dès le départ, ce parti pris en soulignant que les romans américains sont, en fait, des romans internationaux :

« Je ne dis pas que tous les romans internationaux sont des romans américains. Je dis seulement que jamais dans un roman international, le personnage principal n’habiterait au pied de la cathédrale de Chartres. Je ne dis pas non plus que j’ai pensé placer un personnage dans la ville de Chartres mais en France, il faut bien dire, on a cet inconvénient d’avoir des cathédrales à peu près dans toutes les villes, avec des rues pavées autour qui détruisent la dimension internationale des lieux et empêchent de s’élever à une vision mondiale de l’humanité. Là-dessus, les Américains ont un avantage troublant sur nous : même quand ils placent l’action dans le Kentucky, au milieu des élevages de poulets et des champs de maïs, ils parviennent à faire un roman international. »

On laissera à l’auteur la responsabilité de cette affirmation, sur laquelle on reviendra.

Quoi qu’il en soit, de ce pari improbable consistant, pour un écrivain français, à écrire un « roman international » complètement américain, carrément stéréotypé et annoncé comme tel, Tanguy Viel fait une aventure littéraire particulière, unique.

Un autre procédé soutient la narration d’un bout à l’autre du récit. L’auteur se décrit écrivant : « Et dans le soleil qui montait, ai-je écrit, Dwayne s’était mis à rouler, rouler jusqu’à ce qu’une mer ou un lac ou bien une panne d’essence ne décide pour lui d’où s’arrêter. »

L’usage courant du plus-que-parfait ou du conditionnel anime cette mise en abîme, cet effet miroir de l’écrivain se regardant écrire et c’est, ma foi, assez réussi.

C’était un projet gonflé, mais Viel l’a maîtrisé et abouti avec aisance et brio. Un peu trop ? de quoi ressentir à la lecture un léger formalisme.

De Dwayne Koster, héros de papier qu’il nous annonce comme tel, l’auteur réussit à faire un personnage de chair dont le destin, marqué par un fatum très classique (divorce, alcool, comptes à régler, obsessions et amours malheureuses) amène à notre mémoire tant d’autres héros américains : le Wade Whitehouse du sombre roman « Affliction » de Russel Banks, esseulé, alcoolique et violent ; Nashe, le pompier de « La musique du hasard », de Paul Auster, qui comme Dwayne se met au volant et roule droit devant lui à la rencontre de l’inévitable aventure ; et même le tonitruant duo de Sal Paradise et Dean Moriarty traversant le continent à bord de leur Caddy déglinguée dans « Sur la route », le chef-d’œuvre de Jack Kerouac…

Et c’est peut-être de là que vient le malaise : « La disparition de Jim Sullivan » effleure mais n’entre pas dans l’épaisseur des personnages. C’est un récit volontairement distancié, presque ironique et en même temps tissé d’une telle accumulation de clichés (il n’y manque, peut-être, que les boules d’herbe sèche roulant sur les sentiers poussiéreux, mais tout le reste y est), qu’un effet de saturation finit par se produire :

« Si j’étais un vrai romancier américain, c’est sûr que j’en aurais profité pour raconter dans le détail la vie de Ralph Amberson, toutes ces années passées dans l’Arkansas ou le Dakota du Sud, parce que là, oui, il y aurait eu de l’Amérique en barre, celle des vieux fusils dans les coffres des pick-up et les John Deere abandonnés sous les préaux, celle des vaches nocturnes du Kansas et les sauterelles de l’Iowa qui déchirent les rideaux de blé, sans parler de toutes ces maisons solitaires posées là dans la plaine comme devant l’océan, encaissant les tornades dans la chaleur de juillet. »

Et en effet, Tanguy Viel n’est pas un romancier américain et c’est très bien comme ça. On devine qu’il s’est fait plaisir en écrivant ce drôle d’objet. On en a aussi, du plaisir, à le lire, mais c’est un sentiment léger, qui ne laisse aucune trace une fois la dernière page tournée.

Le paragraphe cité au début de ce billet, à propos du caractère prétendûment universel du roman américain, nous a donné fort à penser.

Il est indéniable que chacun-e de nous possède une assez bonne mémoire géographique de scènes se déroulant dans le Bronx, le Queens, Manhattan… Ou Santa-Barbara (Californie), Detroit (Michigan), aussi bien que dans le bayou de Louisiane, les Rocheuses, la côte Est du Maine. Nous sommes capables d’évoquer ces lieux avec une familiarité troublante, surtout lorsqu’on n’a jamais mis les pieds aux Etats-Unis.

Plus encore : on est capable de composer le menu du petit déjeuner dans un restaurant pour routiers, de reconstituer la soirée de Thanksgiving (sauce aux airelles comprise), sans parler d’Halloween. On nous projetterait d’un coup de baguette magique en plein New-York, qu’il nous serait facile de trouver le plus proche Delicatessen. Et s’il fallait nous déguiser en Américains on n’hésiterait pas sur le bermuda moche, le tee-shirt pour obèses aux couleurs pisseuses et la navrante casquette de base-ball… Quant à l’achat d’une vieille Dodge sur le parking d’un minable revendeur d’occasion, nous saurions le marchander au dollar près.

Or, de quoi est-il question ? D’hégémonie culturelle. Nous ne croyons pas que les Américains réussissent magiquement à faire un « roman international » en plantant une histoire dans les pâtures du Kentucky.

Ce n’est pas parce que le roman américain est international, que nous entrons de plain-pied dans ses codes (qui sont les codes fondamentaux de la vie américaine). C’est parce que l’Amérique a vendu sa culture à l’Europe (et au reste du monde) de manière très agressive et continue, en nous pilonnant, depuis presque un siècle, avec un contenu marketing qui nous fait entrer dans la tête, de gré ou de force, les fameux codes. Lesquels, nolens volens, nous avons adoptés.

Nous n’insisterons pas ici sur la production envahissante de films. Il suffit de faire un tour chez Allociné avec comme thème de recherche « les cent films » ou autre entrée un peu vague : c’est édifiant. Inutile également d’évoquer la musique et la tendance générale à chanter en anglais. Le monde numérique nous a achevés et le roman américain est sans doute un des plus lus – voire le plus lu – dans le monde.

Pas étonnant, donc, qu’il nous soit aussi familier : son décor, dont on nous a gavés, a réussi à gommer de nos références la cathédrale de Chartres et les rues pavées alentour…

Pire : on nous a vendu l’idée que ce seul cadre de références nous permettait d’être compris du monde entier – et ce n’est pas loin d’être vrai.

Pour être honnête, soulignons le goût immodéré de la Taulière pour le roman américain : son entourage l’a entendue maintes fois discourir sur les qualités littéraires des auteurs d’Outre-Atlantique, leur génie pour trouver et raconter une vraiment bonne histoire, la richesse de leur palettes de personnages… C’est celle qui dit qui y est, la bibliothèque de la Taulière plaide coupable.

La boucle est bouclée : écrire américain en célébrant l’universalité du roman américain, c’est, pour employer un terme justement anglo-saxon, offrir à nos amis d'en face un feed-back (en français : retour d’expérience) de premier choix, dont se réjouiraient sans doute les patrons des majors US du ciné, de l’édition, etc., pour qui les mots d’exception culturelle n’ont jamais eu de sens.

Ils n’ont d’ailleurs pas de sens.

J.P. Manchette et ses polars du sud, Modiano et ses lieux incertains et cosmopolites, Belletto et sa géographie lyonnaise diabolique, sans parler de la topographie parisienne sur-représentée dans le roman français (une autre hégémonie, au niveau national cette fois) et même étranger, mais aussi : le Cabourg de Proust et l’Issoudun de Balzac, l’Aubagne de chez Pagnol, le Jura de Clavel ou le Nord fantasmé et fantastique d’Alexis Jenni (« La nuit de Wallenhammes) et tant d’autres qui ne me reviennent pas sur le coup : nous avions de quoi vendre nos décors en dépassant aisément le béret et la baguette que nous resservent les Américains ad nauseam.

Mais nous ne l’avons pas fait. Dans ce domaine comme dans d’autres, en France on est fort sur l’art du discours, moins sur l’action.

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A peine plus épais physiquement (183 pages) que le petit bouquin de Tanguy Viel, « Le garçon incassable », de Florence Seyvos (Point / Editions de l’Olivier 2013), offre une tout autre consistance et ne va pas chercher sur les routes amerlock sa matière (dense) et son sujet (d’une originalité remarquable).

Et pourtant… ça commence à Los Angeles, devant l'interphone d'une luxueuse villa de Pamela Drive :

« - Good morning sir, I’m sorry to disturb you. Does Mr G. live here ?
- YES
- I’d like to speak with Mr G. if it’s possible. I’m a French writer (pauvre idiote). I’m writing a book about Buster Keaton (pauvre idiote).
- WAIT ! »

Sacré pari que conduit ici Florence Seyvos avec deux récits conjoints, entremêlés, solidaires : la vie d’Henri, garçon handicapé et demi-frère de la narratrice (il semble que ce roman soit strictement et, disons, à 50 %, autobiographique), et la vie de Buster Keaton, « garçon incassable ».

« J’ai gardé une photo d’Henri prise un dimanche sur cette plage. C’est un enfant magnifique. Chaque fois que je la regarde, je ne vois que sa beauté. Et la joie dans ses yeux est si intense, si limpide qu’elle me pulvérise le cœur. »

D’une page l’autre, on se balade donc entre Hollywood (pas tout de suite : Buster – né Joseph – Keaton mène d’abord la vie errante de ses saltimbanques de parents) et Abidjan, résidence de la famille de l’auteur – puis Le Havre et enfin Lyon, sa ville natale.

Les existences respectives de Buster et d’Henri n’ont, à première vue, rien à voir. L’un est « incassable », l’autre cassé dès la naissance. L’un est artiste, une sorte de « spécialiste mondial de la chute », un acrobate qui fait ce qu'il veut de son corps. L’autre mènera la vie douloureuse et assistée d’un enfant, devenu adulte, handicapé moteur et mental au corps crispé, recroquevillé, à l'esprit errant ou figé.

On pourrait dès lors se demander ce qui a traversé l’esprit de Florence Seyvos de rapprocher ces deux récits de vie. Et pourtant, l’évidence nous percute dès les premières pages, puissante : il existe une ressemblance physique entre les deux hommes, et une autre, paradoxale : des vies « à part », solitaires, vouées à n’être pas comprises de l’entourage. Une forme de maltraitance à leur égard, un "être au monde" incommunicable.

C’est tout, c’est fragile et c’est étonnant comme ça fonctionne.

L’écriture de Florence Seyvos est prenante : exacte, à l’os, la description quasi-chirurgicale, l’humour affleurant partout, une élégance incroyable à se faire oublier en tant que narratrice et premier témoin de la vie de son frère (élégance qui renvoie l’auteur précédemment brocardé par la Taulière – billet 382 – Le projet Lacune - à sa vacuité parisienne).

La vie de Buster Keaton, apprend-on ici, est un chef-d’œuvre d’absurdité :

« Son premier rôle est celui d’une chose. Joe, son père, considère cette chose, la soulève d’une main pour mieux l’examiner, puis la laisse retomber par terre. La chose ne bronche pas. Alors Joe attrape de nouveau la chose et la jette dans le décor. La chose revient. Cette chose est bien résistante, se dit Joe. Cette fois, il la lance dans les coulisses. On entend un grand bruit (…) Quoi ? Encore cette chose ?! Pour la chasser, Joe se saisit d’un balai. Mais la chose s’accroche au balai, impossible de l’en détacher. Alors Joe se sert de la chose comme d’une serpillère et frotte le plancher de la scène avec. Puis, excédé, il la balance dans la fosse d’orchestre. Elle atterrit dans la grosse caisse. »

Buster Keaton, dans son rôle de « chose », est encore un bébé utilisé sans vergogne par son père dans ses spectacles. Malgré les soupçons et les interventions régulières de la « Gerry » (police dévolue aux mauvais traitements sur les enfants) Joe Keaton ne sera jamais inquiété pour les traitements dégradants et douloureux qu’il inflige à son fils, qu'il qualifie "d'accessoire" de scène. Il ira jusqu'à lui installer une poignée dans le dos pour pouvoir le manipuler plus aisément.

Chef-d’œuvre d’absurdité mais aussi petit théâtre de la cruauté. C’est le cas de la vie d’Henri, que son père soumet à d’interminables et infâmes séances de « rééducation » :

« Son père porte des gants de cuir épais et, de toutes ses forces, essaie de décrisper tantôt la main, tantôt le pied d’Henri, qui dans l’effort deviennent durs comme du bois. Son pied se recroqueville et se tord vers l’intérieur, les doigts de sa main se referment, les décoller de la paume est presque impossible. Il faut sans cesse tirer sur le pied, le masser, ouvrir la main, déplier les doigts crochus. C’est douloureux pour Henri, épuisant pour tous les deux ».

La narratrice, sa mère et son frère jouent au scrabble pendant ces séances de torture, ou plutôt feignent de jouer au scrabble :

« Nous avons tous les trois mal au ventre et nous nous tenons penchés au-dessus de la table, trois visages crispés qui font semblant de s’intéresser au jeu ».

L’humour – volontaire ou non – de ces deux vies court comme un ruisseau vif tout le long du livre. Henri s’exprime de manière appliquée (son père lui a aussi enseigné des phrases, qu’il répète sans les comprendre forcément), courtoise la plupart du temps, un peu « vieille France ». Mais il est, globalement, absent au monde. Il y a une scène terrifiante et hilarante dans le bureau du directeur d’un foyer où est placé Henri, jeune homme.

Adepte du nouveau langage, abstrus, appliqué au métier, le directeur veut donner à Henri un « grand projet sur l’avenir ».

« Le directeur nous parle des longues conversations qu’ils ont eues ensemble, Henri et lui. Je les imagine sans peine :

LE DIRECTEUR : Henri, je vois que tu es très affecté par le report de la sortie en minibus.
HENRI : Ah oui !
LE DIRECTEUR : Je comprends ta déception et je la respecte. Serais-tu néanmoins d’accord pour que nous abordions à présent la question de ton émergence sur l’avenir ?
HENRI : Pourquoi pas. »

Le « grand projet sur l’avenir » que réserve le directeur du foyer à Henri, est l’apprentissage d’un trajet en métro.

Sur Buster Keaton, Florence Seyvos en connaît un rayon. Lorsque le récit aborde sa carrière cinématographique, c’est une mine d’anecdotes et une narration hilarante des films que nous avons tous vus, où nous revivons, entre les lignes, telle ou telle scène… L’industrie galopante du cinéma happe l’artiste et le surexploite. Les films se tournent à la chaîne : « Les scénarios bifurquent avec allégresse, à la même vitesse que les projectiles ou les personnages qui traversent le décor. Leur ligne, sans jamais perdre une certaine logique, fait songer au parcours d’une sauterelle dans un pré ».

Le livre de Florence Seyvos, lui, ne souffre pas d'incohérence. L’alternance des récits concernant Buster ou Henri suit au contraire une impeccable logique : comment devenir adulte dans un monde qui vous est, de toute évidence, étranger ?

La vie de l’artiste Buster Keaton et les personnages de ses films se font miroir, et ensemble renvoient à la vie d’Henri. Une scène père-fils poignante et comique en même temps, dans « Steamboat Bill Jr. » n’est pas sans rappeler les relations entre Henri et son père.

Survient la mort de ce père qui rêva toute sa vie pour son fils handicapé, en dépit du bon sens, une carrière de professeur de tennis (!!). La belle-mère d'Henri apprend à celui-ci, avec ménagement, le décès de son père : « - Hé bien, dit-il, je n’aimerais pas être à sa place. »

Ainsi cet étrange roman progresse-t-il dans ces deux récits. Buster Keaton connaît diverses fortunes et plusieurs carrières successives. La dernière (télévision, publicités) le met à l’abri du besoin. Il mourra en 1966 d’un cancer du poumon non diagnostiqué. Henri devenu adulte est résident d’un centre spécialisé et passe beaucoup de temps au cinéma, qu’il adore.

On ne dévoilera pas le surprenant et très émouvant épilogue de ce beau roman pluriel.

Où comment mesurer la distance entre un livre mince, entièrement « fabriqué » par un bon artisan qui s’est posé un défi technique, l’a relevé mais n’a pas habité son ouvrage et s’est laissé happer par l’imagerie, et un autre livre mince où l’auteure s’est mise entière sans s’exhiber et s’est colletée avec une autre Amérique, combien plus sensible, qu’elle a mise au service de son récit sans jamais s’y perdre. Un livre où elle a, entre autres, totalement réussi la biographie d’un artiste lunaire : « Le garçon incassable ».