On s'énerve, on billette à tout va sur les non-événements politiques... Mais après tout pourquoi transformer en gigantesques jeux du cirque le fait qu'à un moment donné, dans notre système démocratique teuffff creutsschch, harrff, excusez ma quinte, il faut élire un type qui va nous représenter coufffff tfump ! pendant cinq ans ?

Et pendant ce temps-là, en Armeville, la vie continue, voilôh.

Not'bon maire nous a refilé des trams tout neufs. Mais il faudrait offrir aux conducteurs des espadrilles, parce que les pédales semblent un peu dures à leurs grosses semelles, ils ont perdu en sensibilité. Du coup on voyage d'avant en arrière dans la rame, hop, un coup de frein tout le monde fait un mètre en avant, hop un coup d'accélérateur et l'on déferle vers l'arrière tous en bloc. Les arpions s'écrasent, on perd un temps fou à s'excuser... Et re-hop, un coup en avant, un coup en arrière. On sort de là fatigués, un peu hagards. Quand on en ressort. Car le Stéphanois, de temps immémorial, a placidement attendu, aux arrêts, que des portes accordéons se replient pour lui permettre de quitter la rame. Là, il y a un sésame : faut appouiller sur le rond lumineux quand il devient vert et voyez-vous, ça nous fait beaucoup de changements d'un coup, des trucs à faire, on n'a pas encore bien pris le pli.

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« Ils sont quadragénaires tous les deux et résident dans le Vaucluse. Ils se retrouvaient devant le tribunal correctionnel parce que l’un des deux n’avait rien trouvé de mieux que de s’endormir dans sa voiture… devant le commissariat central de Saint-Etienne. Avec dans son coffre… dix kilos de cannabis ! »

C'est ce que nous apprend Le Progrès en ligne.

Moi, que voulez-vous, le type qui se tape un go-fast depuis Avignon jusqu'à la capitale de la Loire, et qui, dans une ville vaste en superficie et pourvue d'un tel nombre de coins tranquilles qu'il faudrait, pour y patrouiller, les effectifs policiers de la région entière rien que pour nous, mais alors des coins vraiment tranquilles, où jamais une voiture de condés ne mettra les pieds si je puis dire, eh bien ce type va se planter devant le commissariat !

Un gros immeuble 19e avec un portail vert (obligé) mahousse et ses drapeaux en façade, sur un large cours très éclairé, et qu'en plus pour s'endormir devant le comico faut prendre la contre-allée et donc le faire exprès !!! Non mais là, il a fait une hypersomnie le type ou quoi ? Se garer avec sa marchandise devant le 99 (nous on y dit comme ça ici, au comico, le "99". C'est son adresse), moi je dis il l'a fait exprès. Ou alors il venait livrer ?

Ca rappelle la séquence, dans "Usual suspects" où un flic explique à un autre qu'il surveille des suspects stockés dans les cages, parce que celui qui s'endormira confortablement dans la cellule de gardav', ce sera lui le coupable, vu qu'il est le seul de la bande à savoir qu'il n'y a plus de suspense.

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Il y a de plus en plus de bazus dans les rues (un bazu, des bazus). Des bredins, si vous préférez. Beaucoup d'encamisolés chimiques, qui dorment et parlent seuls en marchant, ou qui vous fixent, hallucinés, et alors vous prenez l'air dégagé et vous regardez n'importe quoi parce qu'il ne faut pas réveiller la folie qui dort.

Et pourquoi ? A cause des plans santé successifs, de la suppression de "lits" - puisqu'on compte encore comme ça - dans les établissements de soins psychiatriques. Alors on médicamente les "fous" et on les renvoie chez eux. Chez eux, les bazus, ils se dém... comme ils peuvent avec leurs piluliers, vivent la nuit, le jour gardent les volets fermés et laissent toutes les lampes allumées, accumoncellent les ordures, mangent ou pas. Parfois sortent de chez eux et stationnent, hiératiques et rigides, au coin de l'immeuble ou près des boîtes à lettres, d'autres fois errent dans les rues ou prennent les transports en commun.

Cette après-midi, il y avait comme ça sur la ligne T2 une dame à qui j'aurais bien voulu pouvoir refermer la bouche, ou du moins lui suggérer de le faire, car elle avait la langue pendante et un long fil de salive reliait son menton à ses genoux tandis qu'elle lisait de très près un prospectus de pizza livrée à domicile. Elle le lisait de si près, avec tant d'application, tandis que le bas de son visage se désolidarisait du reste, qu'un vide peu discret s'était fait autour d'elle, laissant deux sièges vacants alors qu'on s'écrasait dans la rame (un coup en avant, un coup en arrière).

Nous avons nos fous familiers, comme par exemple "l'homme-aux-mouchoirs", tout à fait inoffensif, qui se promène en portant sur lui des dizaines et des dizaines d'étuis de mouchoirs jetables : il en a dans son blouson, qui ne ferme pas jusqu'en haut, chargé comme un gilet pare-balles, jusque sous le menton. Il en a plein ses manches, dans les poches de son vaste pantalon, dans une banane qu'il porte sous sa bedaine... Et aussi à l'intérieur de sa chemise, sans doute plein son caleçon et jusque sous sa casquette. Il en sème sur les sièges du bus 2, qu'il prend au même arrêt que moi pour descendre, 20 minutes plus tard, au même arrêt que moi. De telle sorte que si un jour je suis en pleine crise de rhinite, je n'ai qu'à sauter dans le bus 2, deuxième siège après la porte centrale (l'homme-aux-mouchoirs est aussi un homme d'habitudes).

Il y a aussi "pardon pardon !!!", un sale con celui-là, qui pourrit d'injures nauséabondes tout ce qui passe à sa portée. Un pauvre hère plutôt, frappé sans doute de La Tourette. A chaque arrêt du tram il fonce dehors comme une boule dans un jeu de quilles, bousculant les autres passagers, pour fouiller frénétiquement les tiroirs à monnaie des distributeurs de tickets, puis remonte dans le tram par une autre porte. Sa compulsion est si impérieuse qu'il marcherait sur les gens pour atteindre l'objet de sa convoitise. Et comme, pour s'épargner de la marche à pied, il visite tous les automates de la ligne, vous voyez le sport.

Il y a un type qui a l'allure et le regard amical d'une créature de Frankenstein. L'un de ses yeux montre le blanc en regardant en haut à gauche tandis que l'autre visionne en bas à droite. Couturé, blafard, les yeux cernés de noir, effrayant et désolé.

Il y a Tonio, qui peut porter, en janvier, un short à fleurs ou plutôt, un pantacourt de pyjama féminin jaune imprimé de tulipes rouges et vertes, qui lui arrive aux genoux, avec des chaussettes montantes, des sandales et un pardessus, et qui sent affreusement mauvais. Tonio a quelquefois participé aux ateliers d'écriture du café associatif, il fait des coloriages. C'est un cumulard car il est gentiment cinglé, alcoolo et plus ou moins clodo, la trilogie gagnante.

Il y a cette grande et grosse femme qui parle en criant sur un mode récitatif obsessionnel, que son père l'a violée pendant cinquante ans, que sa mère a été violée aussi pendant cinquante ans, qu'ils sont morts tous les deux mais couchent toujours dans son lit, qu'Untel aussi l'a violée, etc. etc. Le pire c'est que ça semble vrai. Il ne faut pas croiser son regard parce qu'alors elle vous alpague pour vous raconter sa triste histoire en déclamant, sur un ton monocorde mais à fort niveau sonore, et l'on ne peut s'en déprendre, si vous bougez elle part avec vous bras dessus bras dessous.

Et puis, un nombre non négligeable de personnes désorientées, parfois totalement égarées (physiquement et mentalement) qui vous entreprennent pour vous expliquer qu'elles doivent aller : chercher leur fille, aller prendre leurs médicaments à la pharmacie, à un rendez-vous, et toutes partent dans le sens opposé à celui qu'elles viennent elles-même d'indiquer et vous les entendez répéter, au passant suivant, la même histoire. Un test : tentez de les renseigner précisément sur le trajet à accomplir, et vous verrez leur regard devenir vague, elles passeront à un autre sujet tout aussi dénué de sens ou de fil conducteur. Ce sont des potes d'Aloïs. En général souriants, et qui s'excusent beaucoup.

Cette cohorte d'insensés fait pendant à une autre foule : celle des très très pauvres, des gens tellement au bout du rouleau qu'on n'ose pas les regarder. Ces démunis sont le plus souvent édentés (syndrome de Hollande), vêtus de bric et de broc (hauts de joggings aux couleurs criardes et jeans hors d'âge, jupes sacs, pantalons tire-bouchonnés). Leurs cheveux n'ont ni forme ni couleur ni coiffure, les hommes ont des barbes qui n'ont rien à voir avec la mode hipster, ils n'ont pas de visages mais des gueules : marqués, alcoolisés, blêmes de mauvaise bouffe, rancuneux, énervés. Ellils trimballent des sacs de pauvres choses, d'aliments pourraves, de vêtements en bourrons.

S'il pleut ils sont mouillés, s'il fait chaud ils puent. Ils sont dans le tram parce qu'il y fait plus chaud, ou plus frais, ou plus sec, et descendent assez fréquemment au terminus de l'Hôpital Nord, où l'on vous soigne gratuitement (encore un peu). Il existe d'ailleurs une petite confrérie des pauvres gens qui tient colloque au quotidien devant l'entrée générale de l'hôpital. De gauloise en mégot, la canette à la main, ils devisent, assis sur des jardinières de béton qui ont contenu, à une époque, d'autres fleurs plus pimpantes. Cour des miracles en miniature, ils ont choisi d'être au plus près de la charité publique, ce n'est pas une mauvaise idée. De l'autre côté des portes coulissantes, la chaleur, des toilettes et une foule en perpétuel mouvement où se fondre. Un lieu hospitalier au premier sens du terme.

Enfin, Mesdames et Messieurs, voici le vieux/la vieille Stéphanois-e, souvent plié-e à l'équerre (une infirmité qu'on ne voit plus en ville), frêles et hésitants, la canne en avant, parfois le déambulateur. Dignes d'une chanson de Brel (j'entends d'ici l'ado d'aujourd'hui : "céki ?") ou d'une série photographique de Depardon, les personnes (très) âgées, si l'on prend la peine d'amorcer une conversation, vous ouvrent les trésors d'une histoire locale parfaitement vivace.

Ils savent où étaient les puits de mine (partout dans la ville, en gros - aussi incroyable que cela puisse paraître aujourd'hui que la cité est quasiment blanchie et bien reverdie). Ils vous expliquent, à vous qui prenez le tram pour aller de Fourneyron à Bellevue (40 mn à pied), que le jeudi leur grand-mère les emmenait goûter à... (un sommet voisin d'une huitaine de kilomètres, que vous graviriez peut-être en ahanant si l'on vous octroyait la journée) et qu'ils rentraient le soir en cueillant des fleurs. Ils vous donnent la recette simplissime et délicieuse de ce mets de pauvre, véritable trompe-la-faim, le "plat au four", que je ne dévoilerai pas ici (1). Leurs pères, oncles, frères voire fils, sont morts à la mine ou à cause d'elle. On peut les visiter dans les immenses cimetières de la ville et de ses alentours, dont les dimensions avaient intrigué la Taulière à son arrivée. Eh bien, lorsque 200 mineurs se trouvent sur le carreau d'un coup, les pieds devant, il faut bien de l'espace pour y loger leur dernière demeure.

Aussi, lorsque la Taulière se rend à Lyon, la voilà complètement ahurie d'évoluer au milieu d'une foule trentenaire aux dents bien alignées, alerte et super fringuée. Aux stations de métro, colonnes déferlantes de silhouettes minces, musclées et bien nourries autour desquelles ballottent les ornements indispensables de la réussite sociale actuelle : sacs et sacoches, tablettes, smartphones, petits sacs à dos urban style. Leurs chevelures abondantes sont retenues par d'élégantes lunettes de soleil qui leur servent de serre-têtes, leurs maquillages sont soignés. Elles sentent le shampoing coco, l'eau de toilette Hugo Boss, ou des trucs à la cerise et à la vanille. Ils sirotent en marchant à longues enjambées des boissons hypra dans des gobelets métal. C'est la faune de F.R.I.E.N.D.S. débarquée dans le métro lyonnais et les avenues du centre, avec ses corps parfaits sanglés dans les étiquettes en vogue.

Lesquels me semblent les plus humains ? Où est-ce que je me sens le mieux ? Parmi ces clones, ou au milieu des vraies gens, dont plus personne dans les grands centres urbains, ne sait à quoi ils ressemblent ?

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(1) Ne soyons point chienne : des pommes de terres du jardin (sinon c'est pas la peine, avec des patates de supermarché ça devient un plat de misère) ; un plat à gratin ; de l'eau.

Vous coupez mes premières en tranches à peine plus épaisses que pour un dauphinois, vous les disposez, salées et poivrées, dans mon deuxième et les recouvrez de mon troisième jusqu'à 5 mm au-dessus du niveau. Mettre au four, en sachant que rien ne remplacera la cuisson douce de la cuisinière bois-charbon, mais enfin, vous tirerez le meilleur parti de votre four moderne. A 150° pendant deux heures, jusqu'à ce que les patates aient absorbé l'eau et bruni sur le dessus.

Bon, ça c'est ce que vous dit la mémé stéphanoise. Elle oublie qu'elle a peut-être aillé son plat ; fourré une branchette de thym, une ou deux feuilles de laurier, au milieu. Peut-être un morceau de beurre sur le dessus, ou une louchée de bouillon de viande. Le lundi, on y glissera l'os du gigot, un bout de lard qu'on a gardé.

La version "nantie" d'aujourd'hui c'est qu'on étale sur les patates une épaule d'agneau désossée, massée d'herbes et d'épices. Servir quand la viande est bien croustillante et dorée, et les patates moelleuses. Cette version succulente, gavée de graisse animale, est peu digeste à la différence de la recette primitive.