Dans sa vie banale, la Taulière se souvient d’au moins deux expériences radicales. Par là j’entends un moment où nous est révélé quelque chose qui ne permettra, par la suite, aucun retour en arrière, aucune régression. La première, c’est la perte de Dieu.

Ne parlons pas ici des personnes nées « sans dieu », c’est-à-dire dans une famille où il n’est question de religion ni croyance magique d’aucune sorte, sauf s’il faut traiter du fait religieux en tant que tel, extérieur, donc. Dans une telle famille l’athéisme n’est même pas évoqué puisqu’il n’y a pas à se déterminer par rapport à une quelconque religion. Ces gens-là n’ont rien perdu, ce qui ne leur épargne peut-être pas la révélation métaphysique de la finitude humaine, mais enfin elles n’ont affaire qu’à un volet du problème.

Pour les 47 millions de Français baptisés (chiffres actuels), à qui l’on a imposé, alors qu’ellils étaient bien en peine d’en juger, une religion, il en va autrement. Surtout s’ils ont d’abord pratiqué cette religion dans un cadre autoritaire et durable. Ils ont donc, le moment venu (s’il vient) de l'interrogation métaphysique, à découvrir l’aspect désagréable de la mortalité, à comprendre que personne ne nous y accompagnera et que, de l’autre côté, Ils ont déménagé sans laisser d’adresse.

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Dans mon enfance, lorsque vous apparteniez à une famille catholique et même si vos parents ne pratiquaient pas (surtout s’ils ne pratiquaient pas, parce qu’alors on était missionné non seulement pour notre propre compte mais aussi pour sauver l’ensemble de la famille), aller à la messe le dimanche matin, à confesse le samedi soir avec une fréquence raisonnable (« Va voir te confesser ! » lançait notre mère d’un air maussade, comme elle aurait dit « va donc te laver et changer de culotte ») et se montrer assidue au catéchisme faisaient partie de l’emploi du temps de manière si naturelle que longtemps, en plus de me coucher de bonne heure, j’ai cru que tout le fatras du rite et de l'apprentissage était une activité rattachée à l’école, qui simplement se déroulait ailleurs.

Le jeudi après-midi (jour sans école), nous allions donc à l’église et le curé nous enseignait la croyance en l’Evangile. Il nous racontait des histoires aussi, une vie du Christ enluminée comme une BD, une histoire à rebonds avec une cruelle intrigue (les Romains s’emparent du fauteur de troubles et le condamnent à mort), suivie d’une série de coups de théâtre qu’aucun scénariste n’oserait de nos jours : la résurrection, l’Ascension et Pentecôte. Dieu le Père, son Fils et le Saint-Esprit se manifestaient tour à tour ou ensemble dans une série de saynètes vachement édifiantes, d’autant plus qu’ils avaient tous les pouvoirs. Les héros de Star Wars auraient pu aller se rhabiller.

Rapide portrait du curé Bachelet (inutile de déguiser son nom, à ce saint homme), un vieillard qui nous paraissait hors d'âge, c'est-à-dire qu'il avait celui qu'a la Taulière aujourd'hui. Il avait dû naître l'année de la mort de Guillaume 1er de Prusse, et s'était tapé intégralement la "Grande guerre", en était revenu avec des anecdotes épouvantables dont il nous gratifiait volontiers entre deux épisodes de la vie de Jésus. Nous n'avions aucune raison de douter (et je n'en vois pas plus aujourd'hui) de l'horrible véracité de ses récits de guerre, qui conféraient un surcroît de crédibilité à ses contes évangéliques. Le curé Bachelet était vraiment un brave vieux. Il observait scrupuleusement le voeu de pauvreté que lui prescrivait le Patron et vivait de pas grand chose. Maigre, ascétique, gentil et quelque peu radoteur. Et bon conteur !

Nous gobions tout : la conception de Jésus sans fornication (de toute façon, nous ne savions rien de la procédure requise pour faire des enfants) ; l’apparition d’un ange annonciateur de la grossesse, moi avec une foi d’autant plus aveugle que notre père se prénommait, justement, Gabriel et bien que j’eusse trouvé difficile, pour ce grand et gros monsieur d’un âge déjà bien mûr, qu’il allât s’agenouiller devant Notre-Dame pour lui dire qu’elle allait être la mère du Fils de l’Homme – ça se compliquait un peu, là, d'autant plus que, lorsqu'il avait fallu lui annoncer à lui que notre soeur était enceinte, il n'avait pas fait preuve d'un ravissement angélique. Heureusement, elle se maria rapido et l'ange paternel s'arrêta de tonner.

Oui, nous gobions tout : l’enfance bizarre de Jésus, pré-adolescent qui allait défier les « docteurs de la Loi » dans leur lieu de culte et discuter le bout de gras avec eux. Le mot « docteurs », qui renvoyait aux terreurs enfantines d’un médecin dont on nous menaçait si nous n’étions pas sages, rendait l’exploit du Christ encore plus gonflé : discuter d’égal à égal avec des sommités médicales !! Et puis, la force du mec qui, quarante jours durant, se mesure avec le Démon dans le désert... Plus tard, vers la trentaine, le moment terrible où il craque, seul, dans le Jardin des Oliviers, que nous nous représentions comme une espèce de square désert, tandis que ses prétendus amis banquettent à proximité... Qu’un héros aussi insubmersible puisse soudain fondre en larmes nous bouleversait.

Et la cohorte des miracles ! De plus en plus forts : du centurion que Dieu-le-Fils renvoyait chez lui en lui annonçant à distance la guérison de son enfant (et en effet), à ces noces fantastiques où le pain et le vin se trouvaient multipliés ad libitum sur la demande de la Sainte-Vierge sa mère invitée comme lui à ce mariage. Scène familière à nos yeux, parce que nous la transposions dans notre univers villageois, d’une maman penchée vers son grand garçon et lui chuchotant à l'oreille d’aller chercher d’autres miches et des bouteilles de pinard en rab... Et, pour finir, le coup magistral de son pote Lazare qu’il sort de la tombe avec ces mots sobres et définitifs : « Lève-toi et marche ! »

Comprenez qu’à dix ans, dans cette France archi-rurale des années cinquante où le seul illustré parvenant jusqu’à nous était un Journal de Mickey peu subversif, où la télévision n’existait tout simplement pas (on ne disait pas « j’ai pas la télé », puisqu’on ne savait pas ce que c’était), où la radio déversait toute la journée des nouvelles filtrées par les services du gouvernement, des feuilletons idiots (la famille Duraton), des jeux simplissimes et des réclames pour la brillantine Forvil et où l’on voyait de temps à autre un film (Zorro la plupart du temps, ou des conneries américaines en technicolor), se faire raconter la vie de Jésus tenait lieu à la fois de série, de spectacle total (la marche sur les eaux, quand même) et de gaine morale (ne pas faire de peine à Jésus).

Cette BD servait aussi de support au déroulement de l’année liturgique : le 25 décembre Jésus apparaissait sous la forme d’un poupon de cire dans la crèche familiale. Tout l’hiver, dans l’église glaciale, nous guettions les épisodes les plus trépidants. Vers les mois de mars-avril ça commençait à chauffer pour le matricule de notre héros et on se tapait le chemin de croix avec le curé (tour de l’église et agenouillis à chaque station). Peut-être espérions-nous chaque fois qu’il allait s’en sortir, que Judas, le traître qui n’emporterait pas ses 30 deniers en paradis, serait crucifié à sa place.

Nous détestions alors bien fort les Romains, tortionnaires à l’éponge vinaigrée, bricoleurs de la couronne d’épines enfoncée sur le front sanglant de Jésus, bourreaux aux gros clous dans la bouche et au marteau grossier, qui enfonçaient une par une ces énormes pointes dans les mains et les pieds du Fils de Dieu ! Si les premiers doutes pouvaient être datés, je dirais que c’est à ce point de l’histoire qu’ils se manifestaient dans les coulisses : qu’un Père fût assez cruel pour laisser son enfant subir cela, voilà qui nous dépassait.

Que ce Fils, lui-même doté de pouvoirs incroyables, ne les utilisât point pour se tirer de ce mauvais pas, aller rassembler des troupes et revenir en force, prendre les Romains à revers en tenaille et leur foutre la pâtée : encore plus troublant ! Le curé ne s’en sortait qu’en nous enfonçant dans le crâne que Jésus faisait cela pour NOUS. Il rachetait nos péchés, Il en payait le prix, seul et désespéré, pendant trois longs jours d’agonie, pour nous sauver des griffes du Démon…

Le vendredi saint, lorsqu’un vent noir soufflait sur la campagne pelée, avant l’arrivée des premiers bourgeons, nous voyions littéralement le Christ seul sur sa colline cinglée par la bise, seul et nu sur fond de nuages furieux dans un ciel obscur à fond jaune, encadré de deux voleurs, et tous trois attendaient la mort, stoïques, en échangeant des dialogues immuables. Laquelle mort, si je me souviens bien – du moins pour ce qui est de Jésus – survenait vers les quinze heures, la tête de Jésus s’abaissait sur sa poitrine, nous entrions en deuil au son assourdi des quatre ou cinq "dong" égrenés au début de la sonnerie du glas (enfants d'aujourd'hui : Cékoi, le glâ ?).

Confondus par la gratitude, du fond de notre courte vie de péchés nous promettions de bien l’aimer toujours, ce Jésus qui n’hésitait pas à nous faire don, chaque année, de sa mort ignominieuse pour mieux renaître en décembre avec, en prime, un petit cadeau pour nous ! Seigneur, l’avons-nous vraiment mérité ? Oui, "te absolvo mon enfant", fais tourner ton petit chapelet, dix Pater et dix Ave en pilote automatique, tandis que ton esprit vagabonde parmi les aventures de Jésus-le-Surhomme, et que tu sors de l’église en rêvant d’une longue robe blanche et d’un voile bleu, tu te rêves en Mère-de-Dieu, ton premier prénom est Marie, tu es dedans, tu es à fond.

J’ai raconté ailleurs comment ce récit héroïque et religieux nous imprégnait tant que nous n’hésitions pas, par exemple, à aller nous flageller d’orties. Que, sur les chemins alentour, je croyais à tout moment voir surgir le Démon qui m’imposerait peut-être une tentation comme il l’avait essayé en vain avec le Christ pendant sa quarantaine au désert. Tentation dont je ne cernais pas exactement les contours, n’ayant toujours aucune idée des questions de sexe. D’ailleurs dans l’histoire, il s’agit plutôt de manger et de boire et là, je n’étais pas impeccable, plutôt très gourmande.

Quoi qu’il en soit, trois jours avant Pâques, après avoir plus ou moins « fait maigre » pendant un mois (souvenirs de poireaux vinaigrette et de poisson à l’eau, bien que chez nous, du fait que nous tenions un café-restaurant, les rigueurs du jeûne se résumaient au seul vendredi saint, que la mayonnaise avec le poisson fût fort goûteuse et qu’il ne manquât point de patates pour l'accompagner), nous prenions conscience d’un grand silence dans le village car les cloches étaient parties à Rome pour trois jours.

Pour nous, petits cathos, moments de recueillement (comme ça pouvait), confessions en forme de grande lessive (on se battait les flancs pour trouver des péchés, au besoin on en inventait), et attente fébrile du dimanche.

A ce point de l’histoire se situait le formidable épisode de Pâques (« et les femmes se trouvèrent devant le tombeau vide après que la pierre qui le fermait fut roulée, etc. »), l’apparition de Jésus en majesté, sa robe éblouissante (ici légère percussion de la réclame pour Persil, « lave plus blanc »). Nous exultions : « il les a bien eus ! », nous partagions la joie de sa mère qui son fils retrouvait (pour peu de temps hélas), nous sortions de l’église accompagnés d’un carillon à toute volée, dans l’entrée, le Raymond, homme à tout faire de la commune, se suspendait à la corde pour faire résonner les grosses cloches (plus tard nous répéterions en ricanant et de plus en plus vite « la grosse cloche sonne, la grosse cloche sonne » jusqu’à ce que nos langues pécheresses fourchent et qu’on dise « la grosse cochonne »).

Nous rentrions chez nous en courant et, pour les plus fortunés dont je faisais partie, il y avait cloches de Pâques en chocolat, poissons (l'ichtyos, symbole christique), peut-être pas encore de poules ni de lapins à cette époque où la confiserie n’avait pas tout récupéré.

La suite était moins trépidante. Il fallait faire un adieu définitif à notre Jésus qui, aspiré par un ascenseur immense et invisible, montait au ciel sans même qu’on pût au passage distinguer quoi que ce soit sous ses jupes, sa place dorénavant était à la droite du Père et nous, ici bas, un peu orphelins mais rassurés tout de même par notre propre résurrection prochaine (mais le plus tard possible), nous macérions dans une douce tristesse sans objet.

La survenue, un mois plus tard, du petit tour de magie de Pentecôte, le Saint-Esprit à coup de flammèches sur les cheveux des apôtres réunis pour penser à leur pote disparu dans les airs, ne nous consolait pas vraiment. Et même, ça faisait un peu peur, ce feu, ou c'était un peu trop.

Les mois de mai à fin septembre qui, à la campagne, correspondent au coup de bourre des travaux des champs, ne donnaient lieu à aucun autre récit, mais c’était sûrement le hasard… Le curé se mettait en congé du catéchisme à la fin de juin, on le revoyait vaguement pour la Fête-Dieu, le 14 juillet et le 15 août (le sabre et le goupillon), on le retrouvait en octobre pour la préparation aux mystères retrouvés.

Enfin, Dieu nous aimait très fort, son Fils aussi. Quant au St-Esprit, espèce d’intendant du domaine mal défini et non représenté, on ne pouvait lui prêter aucun sentiment puisqu’il était, justement, un esprit. Son immatérialité ne posait, en revanche, aucun problème, pas davantage la co-existence du Père et du Fils occupant tous deux la fonction divine, avec ce troisième accolyte de la Sainte-Trinité car, comme tous les enfants, nous étions absolument et entièrement prêts à recevoir n’importe quelle baliverne comme fait avéré, du moment que c’était un adulte qui nous la racontait – encore mieux si cet adulte était le curé, un référent moral indiscuté (poste sans doute occupé, de nos jours, par Facebook et autres "rézozosociaux").

La S.A. Dieu, Père & Fils et St-Esprit associés berça donc mon enfance et ma pré-adolescence. Il(s) me surveillait, Il(s) veillait sur moi, Il(s) m’aimait, je l’aimais. Quel enfant ne serait pas tranquillisé par une famille aussi bienveillante ? Les vrais parents, ceux d’ici-bas, faisaient ce qu’ils pouvaient, on ne se détestait pas non plus, mais nantie de mon Trois-en-Un, pour le coup, j’étais vraiment tranquille, d'autant qu'à tout moment, avec une instantanéité que ne dépassera jamais internet, je pouvais entrer en communication, envoyer une prière ou un souhait, bref, appeler la hot-line. Oui, c'était une enfance heureuse que cette enfance catholique, car à tous nos sujets d'inquiétude elle apportait une réponse.

Quand soudain, aux alentours de mes seize ans… A suivre.