Nul cataclysme. Plutôt la paresseuse chute d’une feuille qui se dit en arrivant au sol : « merde alors, c’est dur ».

Ce n’est pas d’aujourd’hui que le village où elle a passé son enfance est évoqué dans les récits de la Taulière. Est-ce à dire que le cadre fait l’histoire, ou que Dieu habita temporairement, vers 195., une commune de la Bresse louhannaise ?

Toujours est-il que le petit théâtre du curé Bachelet fonctionna sans interruption notable pendant une huitaine d’années pour la plus grande satisfaction de la Taulière, enfant pieuse par devant et assez dissimulatrice, au fond : naissance, messe de minuit, Carême, Rameaux (1), Pâques, hop, résurrection et Ascension, Assomption de la Sainte-Vierge (mais on nous a déjà fait le coup !), Toussaint et 11 novembre (« AUX MOOOORTS ! »), Noël et re-Noël…

La répétition fait partie des techniques d’endormissement. Bercée par la succession des rites, la gens catholique du village et de ses treize hameaux voyait sur elle passer les années au rythme des foins et des moissons dans les champs incendiés par les canicules. La guerre d’Algérie ramena quelques enfants du pays les pieds devant, ça valait bien une messe, on mariait, baptisait, enterrait en chœur, chaque pas était accompli dans les ornières tracées par les pas des aînés, nous avions des joies simples et ne soupçonnions pas l'existence d'un autre monde, ailleurs.

Le curé était partout, traversant le village d’est en ouest et du nord au sud (les deux rues), flanqué de son duo d’enfants de chœur, le crucifix en avant (monté sur une perche) et l’encensoir par derrière. On le rencontrait bien plus souvent que le maire ! Increvable et brave curé Bachelet... Si homme d’église mérita jamais le titre de pasteur d’un improbable troupeau, c’est bien lui. Improbable et divisé, les hommes observant davantage le rite du ballon de rouge au café paternel que leurs épouses, assidues aux fêtes carillonnées comme à l’ordinaire de la messe.

Sur la tête, un foulard pour entrer dans l’église. Sinon, damnation. L’état potentiel de péché mortel freinait les ardeurs de désobéissance (« va te confesser ! »).

Mais un beau jour de l’année 1962, la tribu emmenée par l’ange Gabriel, les ailes bien repliées planquées sous son pardessus (voir billet précédent, épisode 1 - L'Ascenseur Céleste) partit pour une de ses migrations dont il avait le secret, et posa ses pénates dans une région moins propice aux apparitions du démon dans les chemins creux. Laquelle apparition a pu prendre, quelquefois, les traits bénins de l’un ou l’autre des garçons du CM2, avec lesquels il était bien vu de se promener au risque de passer, à 11 ans, pour une future vieille fille.

En remontant de la riante Bourgogne, après le passage par la capitale de la moutarde puis le franchissement du plateau de Langres, qui signait pour la Taulière la frontière irrémédiable et glaciale entre la civilisation et la Haute-Marne, l'arrivée au nouveau siège social de la famille lui offrit l’occasion de rencontrer un curé… différent.

- Au fond, y a rien de vrai dans tout ça, balança-t-elle à l’abbé pendant un camp de vacances. Donnez-moi une seule bonne raison de croire.

L’abbé Thévenot sourit. Il ressemblait à Jean Ferrat jeune. Il tapait dans le ballon, montait des spectacles de théâtre où l’on se marchait dessus pour avoir un rôle. Il animait une cure de ville (car nous étions maintenant en ville) avec un doyen accablé par ses innovations. Pas une des filles du coin qui ne fût, peu ou prou, en amour de cet ecclésiastique atypique (pour l’époque). Entre prêtre ouvrier et missionnaire (il partit d’ailleurs un beau jour pour le Chili, le comble de la jungle selon nous et surtout, le comble de l’abandon de poste), l’abbé conduisait à fond sa caisse, une R3 gris-vert, la Renault ancêtre de la très fameuse 4L, et ainsi numérotée parce qu'elle n’avait que trois vitesses. Je le sais parce qu'une quinzaine d'années plus tard, on en trouvait encore de pimpantes sur le marché de l'occasion, que je m'en étais offert une et que mon mari la bousilla en essayant de passer la quatrième.

Anecdotes pour situer l’abbé : arrêté à une station-service pour faire le plein tandis qu’il nous embarquait à une journée JEC (2), il fait signe à la tenancière de ne pas se déranger, qu’il pomperait lui-même. La dame ravie et rassurée par le col blanc et la croix sur le revers (l’abbé ne portait plus la soutane) remercie, plus tard voit l’homme d’église raccrocher le tuyau, remonter dans sa bagnole sans avoir sorti son portefeuille (d’ailleurs vide), démarrer sec et lui crier par le déflecteur « Dieu vous le rendra ma chère dame ! ». Ados écroulées dans la bagnole.

Une autre fois on débarque dans le bureau de l’abbé (siège d’interminables discussions théologiques, preuves par neuf, prêches marxistes, lectures interdites et autres facéties) et on y trouve un sac de couchage par terre : « c’est un gars qui s’est sauvé de Clairvaux, (on le savait par le journal), ici c’est terre d’asile donc je l'ai accueilli cette nuit ».

Grand-messe un dimanche à l’abbatiale (très belle), prêche. L’abbé Thévenot, qui faisait servir sa messe par deux frangins protestants au motif de l’œcuménisme, s’avance devant le chœur (il dédaignait la chaire, cet édifice de bois justement ridiculisé dans « Le Petit Baigneur » de Robert Dhéry), ouvre le micro et commence : « Mes bien chères sœurs, mes bien chers frères, notre église se vide et j’en suis très content... » Silence de plomb. L’abbé brode sur la bigoterie de surface, la foi véritable, la charité et le service aux autres. Deux ou trois dames se lèvent et partent.

Ainsi, paradoxalement c’est un prêtre parmi les plus dignes d'inspirer une vraie vie chrétienne, qui donna le coup de grâce à ma religiosité acquise. Après la bondieuserie rurale, la claque christo-communiste de l’abbé Thévenot n’eut qu’un effet : m’ouvrir les esgourdes et la comprenette, qui sont comme chacun sait les deux mamelles de l’athéisme, de la libre pensée, de la subversion et de l’insoumission, et, si ça se trouve, de la tendance à tout critiquer.

Ce jour-là, sous les grands arbres de la forêt de Fréland (Haut-Rhin), vautrés par terre autour de l’abbé, nous étions une quinzaine à discutailler à l’heure de la sieste. L’abbé avait réponse à tout et ne nous cachait rien. En deux années (oui, parce qu’après la famille a encore déménagé, que voulez-vous...) et deux ou trois camps de vacances à la dure (tentes Marabout, gamelles de 15 litres, tinettes derrière les arbres et zéro toilette pendant trois semaines), il fut le pasteur et le passeur des quelques chanceux et chanceuses qui le suivaient dans ses élans juvéniles et ses projets gonflés, et dont les parents avaient pu payer le train pour monter camper en Alsace.

Au regard de la triste actualité de l’église catholique avec ses scandales vaticaniers, son cortège d’abus sexuels et de dénis épiscopaux, on peut mesurer notre chance d’avoir rencontré une pareille personnalité.

Ce jour-là, l’abbé me répondit : « on en reparlera si tu veux ».

Il comptait sur moi pour assumer la responsabilité locale de la JEC. Moi, j’y allais parce que c’était le moyen d’échapper à la famille, de rencontrer des gens de mon âge, de respirer, quoi. Lors de notre discussion « en privé », l’abbé ne chercha pas à me convaincre ni à réfuter mon affirmation. Il me dit simplement, au terme de notre entretien, que pour lui rien de changé, qu'il espérait toujours me voir aux offices et aux réunions, que la foi reviendrait, que je retrouverais le chemin vers Dieu. Et c’est bien la seule fois où il se goura.

Notre village bressan, c’était le conservatisme hissé à la hauteur d’un art de vivre. On avait toujours fait comme ça, on ferait de même. Du baptistère au tombeau, nul ne remettait en cause la moindre tradition (religieuse ou civile). Seuls, les missionnaires de McCormick (inventeur de la moissonneuse mécanique en 1834) avaient réussi à introduire le modernisme en circonvenant le garagiste du village jusqu’à ce qu’il suspendît dans sa cour une enseigne de concessionnaire.

Il parvint même à vendre aux paysans du coin, qui furent sans doute les premiers endettés du Crédit Agricole, les fameux engins rouge vif de six mètres de long et 120 CV (3) qui ne pouvaient manœuvrer dans leurs étroites parcelles bocagères, n'étaient utilisés que dix jours par an et nécessitèrent, pour les abriter le reste du temps, la construction de ces si gracieux hangars de tôle qu'on voyait fleurir dans les champs. Inévitablement survinrent le remembrement, la SAFER et la FNSEA. Et la CUMA locale ferma ses portes, Macron n’ayant rien inventé.

La ville de l’Est où officiait l’abbé Thévenot, bien qu’en réalité une modeste bourgade de quelques 1800 âmes, en comparaison, c’était une sorte de capitale du vice : on y voyait des usines, des quartiers ouvriers, un haras militaire et des HLM. Chez l’abbé la mixité régnait pendant les activités (y compris pendant les fameux camps d’été, youkaïdi, youkaïda), on pouvait parler de Sartre et de Camus, on faisait circuler Vian et Prévert.

Il nous donnait l’exemple de la désobéissance civile, de la grivèlerie la plus éhontée et n’hésita pas, lors de notre dernier camp situé cette fois en Allemagne, à nous offrir un quartier libre en pleine ville à Bingen-am-Rhein où se fait le commerce du plus délicieux vin blanc qui soit. De telle sorte qu’il fut impossible de ne pas revenir sérieusement bourrés, la traversée de la cité comptant autant de caves que d’habitants et ceux-ci s’étant révélé aussi généreux en tournées gratuites que peu sourcilleux sur les questions de majorité. Une erreur dans le titre de ce billet m'avait fait écrire vin de Moselle, mein Gott... En fait c'était une autre cuite, la Taulière s'est emmêlée dans ses fiches.

En se conduisant ainsi avec son troupeau d'apôtres à la manque, l’abbé ne pouvait ignorer qu’il nous ouvrait grandes les portes de la vie-la-vraie, au risque (qu'il assumait sans faiblir) de nous perdre pour la sainte église catholique romaine. Ce qui fut fait, bien entendu, sans tambours ni trompettes mais au son de sa guitare et de nos chants éperdus (et non catholiques).

Une chose en amenant une autre… A suivre.

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(1) Le dimanche des Rameaux, les cathos emportent à l'église un rameau de buis (ou d'olivier, etc.) qu'ils font bénir. Celui-ci est ensuite accroché, au-dessus du lit, sur le crucifix qui préside aux ébats conjugaux aux fins de reproduction, mes bien chères soeurs. Mais comme pour Noël ou Pâques, la messe des Rameaux c'était l'occasion d'adjoindre au rite une bonne dose de paganisme bien compris : les branches de buis que portaient les enfants, plantées dans une pomme, étaient décorées de petites confiseries en meringue et autres babioles. On trouvera sur Wikipédia quelques illustrations de cette coutume rigolote.

(2) JEC, JAC, JOC : Jeunesses Etudiante, Agricole, Ouvrière Chrétiennes. On lira avec intérêt leur histoire ici, et aussi .

Ces mouvements de formation et d'évangélisation, nés dans les années trente en Belgique et en France, ont été des piliers de résistance (pendant la deuxième guerre mondiale), de mobilisation syndicale, de luttes sociales. Mouvements d'éducation populaire aussi. La Taulière peut attester de leur vitalité, ayant participé l'année passée à un très intéressant atelier sur le thème "Ruraux, Urbains, même combat" au cours duquel elle a eu la surprise de trouver la JAC aux manettes de l'organisation (des petits jeunes sacrément efficaces) avec, en clôture, une conférence gesticulée de l'incroyable Hervé Chaplais, "Rurals ou la convergence des rustres", visible ici. Et je peux vous certifier qu'il n'y avait nul crucifix suspendu dans la salle ;-)

(3) A nos très jeunes lecteurs : CV = chevaux-vapeur et non le papelard qu'on te demande pour postuler à un job d'été, et que tu vas galérer pour en faire une page vu que, l'expérience professionnelle justement c'est ce que tu n'as pas, et les diplômes c'est selon.