Il ne faudrait pas croire que nous étions nées dans une famille d’ultras. Les parents, comme l’immense majorité des Français moyens de cette époque, bossaient plus qu’ils ne pensaient à Dieu ou à ses saints et ne mettaient pas les pieds à l’église.

Cependant, élevés eux-mêmes dans cette religion conçue comme une appartenance sociale, ils nous y maintenaient en nous contraignant à une pratique de pur affichage, par souci du qu’en dira-t-on et peut-être pour ne pas perdre la clientèle du café. Ne pas aller à la messe pouvait se comprendre pour un couple de commerçants fort occupés le dimanche matin, mais ne pas y envoyer ses enfants aurait été une provocation.

Sans doute notre mère avait-elle une pratique discrète et individuelle de la prière et veillait-elle, comme il a été dit plus haut, à l’exercice de nos devoirs religieux. Le paternel, abusivement traité d’ange dans les épisodes précédents, affichait plutôt un air de libre-pensée assez goguenarde et se montrait volontiers affranchi de ces questions, sans aller jusqu’à « bouffer du curé » comme on disait, du moins publiquement.

Voici donc le moment, qui arrive fatalement, où l’on met en équation l’apprentissage bête de formules ânonnées et vides de sens, la non crédibilité d’une imagerie d’ailleurs fabriquée pour sa plus grande part au début du vingtième siècle, la découverte du monde, des mondes, de l’infini et angoissant univers (et plus loin ??... Saint Thomas Pesquet, rapporte-nous des nouvelles !), le puits sans fond de la littérature et les textes magnifiques de ses imprécateurs. Sans compter le prof de physique et ses éclairages fort laïques sur le surgissement de la matière dans le cosmos.

Lorsqu’enfin s’offre à nous la lecture des philosophes, lorsqu’on révise les différentes mythologies, lorsqu’en écoutant la radio on comprend que la France coloniale s’arroge le droit d’opprimer d’autres peuples pour son bénéfice et de massacrer à ce titre pas mal d’indigènes dans lesdites colonies (et encore, on n’en avait pas découvert le dixième), tandis que les Amerlocks s’embourbent au Viet-Nam et que s’entr’ouvre la terrifiante, nauséabonde mémoire des atrocités nazies et de la collaboration française, on est à peu près armée pour ne pas envoyer dire au premier ecclésiastique rencontré que "tout ça, c’est des foutaises".

L’absence de réponse nette de l’abbé Thévenot constituait d’ailleurs un début de réponse, et c’est là, Mesdames et Messieurs, que la feuille atterrit sur le bitume, aïe.

La jeune Taulière ne « croyait plus ». L’intransitivité de la formule se suffit à elle-même. C’est le début d’une époque où elle a d’abord confusément distingué que les vessies ne sont point des lanternes et qu’il vaut mieux avoir avec soi son propre briquet pour s’éclairer.

En se défaisant des oripeaux de la religion (comme morale imposée), avide de se colleter avec le monde (syndrome dit « de Rastignac »), l’adolescente est en marche vers quelque chose d’infiniment plus compliqué qu’une sage existence rythmée par la prière du soir, la confession, l’avalement hebdomadaire d’un rond de pâte azyme et l’engagement dans la bienfaisance générale (avec tout le bien que j’ai dit, et ne retire point, des trois mouvements de jeunesse précités).

Dans une symétrie inverse à l’autre, là-bas, derrière son pilier (*), La Taulière a la révélation. Elle ne croit plus, elle ne re-croira pas. Nantie de son clapet anti-retour, la pensée de la Taulière a pris un tournant définitif.

Un certain dimanche, à la demande maternelle pressante de se rendre à la messe, elle opposera, avec flegme, une fin de non-recevoir. – Vas-y, toi, si tu penses qu’il faut y aller, mais moi j’irai plus.

Dès lors, il s’agira, ni plus ni moins, d'arpenter l’abîme.

C’est ainsi que se vit, au fond assez banalement (sans doute l’histoire de nombreux jeunes élevés dans cette religion automatique), la première des deux expériences radicales à laquelle il a été fait allusion au début de ce récit. Ha ha, j’entends bien que vous voudriez énormément savoir en quoi consistera la deuxième. Patience.

La Taulière, dans ces années-là, on la retrouverait l’un ou l’autre soir dans sa piaule d’adolescente partagée avec une petite sœur encore à peu près indemne « de tout ça », en train d’écouter Django, un 33 tours 25 centimètres (**) à pochette orange acheté avec ses premiers pourboires gagnés au restaurant familial, ou bien un 45 T de Bob Dylan prêté par un copain. On la verrait plongée dans Baudelaire, Verlaine et Rimbaud (cette histoire « d’époux infernal » lui plaît beaucoup), horrifiée et pourtant persistant dans la lecture de Sartre (recueil de nouvelles, « Le Mur », du hard). Le monde s’ouvre de plus en plus, comme une de ces fleurs japonaises parties d’un tout petit bouton de papier et qui s’épanouissent infiniment dans l’eau.

A suivre ?

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(*) Pascal, Claudel ou Péguy ? La flemme de regarder. Pascal, c'était le pari gagnant, non ?

(**) Plus on prend de l'âge, plus le cadre de références devient impartageable, c'est bien connu. Expliquons donc aux enfants du streaming, de Spotify et du paiement en ligne qu'un adolescent de 1964 se rendait à pied chez un commerçant appelé disquaire pour acquérir, avec de l'argent physique (bon, des billets), un truc appelé aujourd'hui "vinyle", du nom de sa matière, dont il existait trois formats en vigueur : 45 tours, pochette d'environ 20 cm2, souvent un seul morceau par face, parfois deux ; 33 tours 25 cm ou 30 cm (encore plus de musique !). Et puis l'antique 78 tours dont il restait quelques exemplaires dans les greniers, et avec lesquels on s'amusait à écouter les tremblantes et frêles voix surgies du passé au milieu d'un nuage de petits crépitements.

Le vol d'un 25cm de Brassens, perpétré par la Taulière au Monoprix du coin pendant les années de fauche drastique de sa vie étudiante (comme tous les délinquants, je commence par mettre en avant les excuses) se termina bêtement lorsque, passant en caisse pour payer sa boîte de thon-prétexte à 55 centimes, elle se baissa pour prendre son porte-monnaie dans son cartable posé à terre : le disque volé, elle l'avait glissé dans sa ceinture de jean's. Le craquement net qui se produisit fut l'illustration parfaite du dicton "Bien mal acquis ne profite jamais". Saleté de sort, c'est tout à fait clair maintenant que Dieu n'existe pas.