« En somme, à cette époque, l'image de M. voulait exprimer en même temps la modernité, l'efficacité, la continuité tranquillisante, et tout cela dans la sévérité autoritaire. (...) Il y a aussi dans mes souvenirs un portrait que je daterais de cette époque violente (peu importe si je l'ai vu un peu plus tard), une photographie d'un noir et blanc dramatique, assortie d'un M volontaire qui allait devenir célèbre. »

S'agit-il d'une uchronie présentant le mandat de Macron vu du dessus et d'un "plus loin" fantasmé ?

Que non. Ces lignes se trouvent dans "Ermite à Paris" (Eremita a Parigi), pages autobiographiques d'Italo Calvino, éd. originale Mondadori, Milan, 1994 - Seuil 2001 pour la traduction française.

Il s'agit d'un recueil de textes publiés par le papa du Baron Perché, du Vicomte Pourfendu et autre Chevalier Inexistant, sur une trentaine d'années, jusqu'en 1980, cinq ans avant sa disparition.

Le texte d'où sont sorties les citations en question a paru dans La Repubblica des 10-11 juillet 1983 sous le titre "Tout commença par un haut-de-forme" (qu'on suppose être le titre littéralement transposé de l'italien), traduit ici par "Les portraits du Duce" (1).

Ce qui a sauté aux yeux de la Taulière, à la lecture de ces quelques pages, c'est l'étrange similitude entre ce que disait Calvino des débuts (au moins des débuts iconographiques) du Duce et la communication si maîtrisée, si construite, voire totalement verrouillée, du maître actuel de l'Elysée. Jamais le produit Macron n'a en effet collé aussi exactement à la formule rebattue de McLuhan : "The medium is the message".

Loin de nous l'idée de faire de Macron un nouveau chef fasciste, d'autant plus que Mussolini était épouvantablement bête, ce que n'est pas notre président. Mais l'expression de "glorification césarienne" employée un peu plus loin par Calvino ne peut éviter de percuter ce qualificatif cucul-la-praline de "jupitérien" qu'on accole à tout bout de champ - enfin, ça c'était la semaine passée - à not'PR.

Evoqué dans le même paragraphe, le slogan mussolinien "Si j'avance, suivez-moi", offre lui aussi une ressemblance troublante avec la rhétorique "En marche" (suite de la phrase : "Si je recule, tuez-moi"). Calvino relève que cette formule « (…) donnerait lieu, en son temps, à une réalisation fidèle. »

A part ce malicieux parallèle, et parce que ce trésor de Calvino contient bien d'autres perles, bijoux, il ne faut pas hésiter à lire "Ermite à Paris". Il y a, dans ce morceau d'autobiographie, plusieurs textes, longs et fouillés qui concernent la manière dont Calvino a fait son chemin depuis ses années de pur militant communiste - et résistant - jusqu'à ce qu'il ouvre les yeux (1956) et ne puisse plus, en conscience, faire partie de la mortifère aventure soviétique. Calvino est un honnête homme et s'explique sans complaisance aucune pour l'homme aveuglé qu'il a été, moins aveuglé d'ailleurs que conscient d'être dans un constant compromis entre ses valeurs et la nécessité de s'activer "à gauche", qu'il a gardée au coeur bien au-delà du moment où, les yeux bien ouverts, il s'est séparé des communistes.

« Je m'emporte un peu moins contre les choses qui ne vont pas en URSS, écrit-il en conclusion de cette "Autobiographie politique de jeunesse", parce que, entre autres, il s'en passe moins ; je m'emporte un peu plus quand l'Amérique fait des choses qui ne conviennent pas, parce que, entre autres, elle en fait sans relâche. ». Ce "sans relâche" renvoie, là encore avec un écho inquiet, aux actes erratiques du sinistre cinglé qui "préside" aujourd'hui les Etats-Unis de ladite Amérique et qui n'est, au fond, que la continuation certes caricaturale mais logique, de la plupart de ses prédécesseurs, à commencer par le désolant Bush Jr, que tout le monde semble avoir oublié depuis que le dément twittos logorrhéique occupe le bureau ovale.

Plus loin dans "Ai-je été stalinien moi aussi ?", Calvino professe avec un brin d'humour qu'il ne croit « en aucune libération, ni individuelle, ni collective, obtenue en faisant l'économie d'une autodiscipline, d'une autoconstruction, d'un effort. Si cette façon de penser peut sembler stalinienne à certains, eh bien, je n'aurai aucune difficulté à admettre que, dans ce sens, je suis encore un peu stalinien ».

Ainsi va le récit global d'Italo Calvino, dont la Taulière, en cours de lecture, n'a pas encore découvert le pourquoi du titre "Ermite à Paris" car dans cette première partie, il est question des séjours de Calvino dans divers pays, en particulier, justement, les Etats-Unis et surtout New-York, ville où il se sent bien ("New-York est ma ville" et "Journal américain, 1959-1969").

C'est là où se justifie le sous-titre de ce billet sur les "hasards" des rayons de la médiathèque de Tarentaize où la Taulière farfouille, une fois toutes les trois semaines environ, pour y puiser sa moisson du moment. Nul projet ni décision d'aucune sorte ne président à sa flânerie tantôt entre "B-C" et "E-F", tantôt chez "L-M". Une simple errance, une préférence feignante pour les rayons qui sont à hauteur de mes yeux.

La semaine dernière, j'y ai pris le Calvino et deux opus de Neal Cassady : "Première jeunesse" et "Dingue de la vie & de toi & de tout" (textes plus emplis d'esperluettes que pissenlits au printemps dans un pré).

Neal Cassady est ce météore littéraire flamboyant dont une partie de la production a été paumée tandis qu'il passait son temps à traverser le continent avec son pote Jack Kerouac et à semer ses lettres de 20 000 mots un peu partout (la poste américaine est un modèle, à cette époque). Cassady est le héros absolu de Kerouac : tantôt "Dean Moriarty" dans Sur la route, tantôt "Cody Pomeray" des Visions de Cody, "Neal est notre maître à tous", s'exclame Kerouac, pourtant celui des deux qui sera publié (mais avec un cortège de vicissitudes et d'emmerdements de toute sorte, la littérature à l'estomac ne plaisant guère dans l'Amérique de J.E. Hoover).

Voilà - pour partie - la légende beat.

Mais Neal est d'abord ce petit gars irlandais à la beauté fulgurante, yeux clairs et visage d'ange tel qu'on peut le voir sourire, face et profil, sur sa fiche anthropométrique lors de son incarcération à Denver en 1944. Neal a dix-huit ans et, de son propre aveu, il a volé environ 500 bagnoles en deux ans.

Pourtant, sous l'insolence à peine déguisée du sourire légèrement asymétrique (mais oui, il sourit au photographe de l'identité judiciaire !!), ce cliché banal restitue - avec ce regard qu'on imagine myosotis ou bleu foncé, un regard de mer d'Irlande - la pure grâce, la beauté sans défaut de l'adolescence, malgré l'asymétrie à peine perceptible, ou à cause d'elle. Mais aussi la perdition et la honte d'une enfance absolument misérable, une bonne dose de fatalisme acquis sur les trottoirs de Denver, le classique défi de l'ado face à l'autorité tempéré par une infime tentative de communiquer malgré tout avec le flic en face de lui.

Neal a d'abord été maltraité, c'est le moins qu'on puisse dire. Fréquemment tabassé par des demi-frères cruels et brutaux, collé par sa mère, à l'âge de six ans (six ans... mon coeur saigne) aux basques d'un père alcoolique, clochard tantôt sur le trimard tantôt écroulé dans sa vinasse, apprenant seul la rue, la violence, la délinquance et les moyens de se sustenter dans les cantines sociales gratuites (sur fond de Grande Dépression) sans se faire voler sa bouffe par les adultes, "Petit Neal" raconte dans "Première jeunesse" cette période en noir de sa vie où s'inscrit, déjà, tout le reste : la drogue, qu'il a pris sans aucune réserve, à laquelle il s'est adonné comme d'autres entrent en religion et qui le mènera à l'overdose pendant une incertaine marche à pied sur les rails entre deux villes mexicaines, un soir de février 1968.

Drogue - toutes les drogues - et alcool, ensemble ou séparément, au hasard des rencontres et des moyens. Prise non moins frénétique de LSD à partir des années 60. Son rapport aux femmes enfin : à la fois sentimental jusqu'à la mièvrerie mais physiquement primaire, brutal, une relation de petit garçon à maman, enfin. Et pour cause... Le manque maternel absolu définit et assigne la trajectoire de Neal en première et dernière instance. Dans ses lettres à Carolyn son épouse, il l'appelle "M'man" et signe "Papa".

Tout ceci prend naissance, comme il est de notoriété publique, à Denver Colorado et, pour l'essentiel, dans Larimer Street, voilà pour la couleur locale.

Le style de "Première Jeunesse" est des plus classiques. Ce qui frappe surtout, c'est la gentillesse, l'indulgence, la pudeur avec lesquelles Neal Cassady raconte son enfance misérable. Il n'y a pas mine de récrimination dans ses lignes, juste un récit à hauteur de l'enfant qu'il est resté, un récit presque joyeux, plein d'informations précieuses sur les Américains pauvres pendant la Grande Dépression, cadre et climat dans lesquels s'insère cette tranche de vie enfantine qu'il peint avec placidité, dirait-on, comme si son lot ne différait pas des autres. Ainsi dans ce paragraphe de conclusion du prologue où il évoque la déconfiture de son ex-coiffeur de père (prénommé Neal et qui ne lui légua sans doute pas grand chose d'autre que ce prénom) :

« L'intempérance de Neal se solda par le fait que plus personne ne poussa sa porte, encore qu'il soit possible que lui-même n'ait jamais été là pour la leur ouvrir. Toujours est-il qu'au début de 1932 il perdit son salon. Comme il perdit aussi sa femme qui, emmenant avec elle Jimmy et son bébé, prit entre la 22e et Stout Street, un appartement dont le loyer fut payé par Jack (Jack Daly, demi-frère de Neal, ndlr). Resté avec son père l'alcoolo, Petit Neal s'enfonça alors dans les bas-fonds de Denver. »

Oui, le coeur saigne lorsque Neal raconte sa fréquentation de l'école, très éloignée du foyer pour clodos où son père et lui partagent une espèce de placard crasseux avec un autre ivrogne, dormant ensemble sur un grabat avec une couverture raide de saleté : le lever avant le jour, à l'âge de sept ans, pour grapiller son petit déjeuner à la cantine en toute tranquillité ; son arpentage des rues du quartier avec ses trajets, dictés par la fantaisie et le désir de jeu d'un enfant solitaire, quitte à rallonger encore le trajet. Les ballons pourris qu'il trouvait dans les poubelles, pour lui jouets de roi. L'incroyable assiduité, enfin, à cette école malgré un environnement dont le moins qu'on puisse dire, c'est qu'il ne convenait pas à un enfant, ou la perte douloureuse d'un Monte-Cristo emprunté à la bibliothèque et qu'il devra rembourser...

Neal Cassady est aussi cet époux certes infidèle, pour ne pas dire inconséquent, de Carolyn, son amour récurrent, et le père tendre et attentionné (quand il est à la maison) de trois enfants. C'est encore le serre-frein, devenu ensuite chef, de la Southern Pacific, qui effectue son boulot avec une rayonnante inconscience entre Frisco et le Sud de la Californie, sautant des wagons juste avant l'écrasement, volant de l'un à l'autre, toujours en mouvement, toujours miraculé jusqu'au jour où un sévère accident du travail le cloue chez lui. Un emploi qu'il a respecté et où il a dû être respectable, puisqu'après une énième incarcération de deux années, la SP offre de le reprendre (il est plus vraisemblable que Neal, perpétuellement à court d'argent et fort soucieux d'entretenir sa famille, acceptait n'importe quelle mission pour n'importe quel salaire).

C'est enfin le conducteur fou, ange et diable à la fois, qui mène les bagnoles jusqu'à leur dernier soupir entre NY et SF, bourré ou sous influence de stupéfiants, sans le moindre accident, capable de se faufiler n'importe où entre deux voitures là où personne ne passerait, un fou dangereux mais raisonnable, qui connaît son moteur à fond et sait comment le faire "rendre". Neal aurait fait un merveilleux cascadeur.

De fait, il l'a été.

Etranges bouquins, à l'image de leur auteur : l'un, "Première jeunesse" (non terminé) écrit dans un style narratif assez classique, l'autre, recueil de lettres de Neal à Jack, à Carolyn et à plusieurs amis au premier chef desquels Allen Ginsberg dont il fut très proche, montrant l'étendue de la folie solaire de Neal, où l'on saisit pourquoi et comment Kerouac est allé chercher, dans ces lettres incroyables et innombrables (Neal Cassady est un épistolier prolixe), le personnage de Dean.

Fan de Kerouac depuis son adolescence, la Taulière avait d'abord un peu méprisé Dean Moriarty, personnage de petit truqueur, voyou toujours en quête d'une arnaque, toujours doublant ses meilleurs amis et finissant par voler sa chérie au pauvre narrateur (Kerouac alias Sal Paradise dans le livre). La réalité est un peu différente, puisque c'est Kerouac, en fait, qui va s'installer comme le coucou dans le nid conjugal pendant que le pauvre Neal serre des freins sur les interminables trains de la Southern Pacific, à des centaines de kilomètres de chez lui, se nourrissant à peine, dormant dans sa bagnole pour ne pas entamer le pécule qu'il destine à sa famille, pour pouvoir élever ses enfants dignement.

Tout ceci, pendant que le génial Kerouac en question, qui a eu, lui, une fille avec une de ses compagnes, refusera toujours de la reconnaître et même de la rencontrer, même après qu'un test de paternité lui mettra le nez dans son caca.

Exit Kerouac, écrivain effectivement génial (sur une courte durée toutefois), jazz-poet, comme il se définissait lui-même et sale type dans le civil, grossier, mal embouché, mauvais ami, mauvais époux, mauvais coucheur, égoïste avare préoccupé avant tout de lui-même et qui faisait raccommoder ses chemises et tenir son ménage par sa Manman.

Revenons à Neal Cassady, dont le style échevelé (prose rythmée comme un flow de rappeur, sans ponctuation, jaillissante), sera, du propre aveu de Kerouac, son illumination littéraire et son modèle. Or, tout en proclamant régulièrement sa soif d'écrire, Neal n'en pointe pas moins ses blocages (dit-il) et l'impossibilité où il est de s'isoler pour écrire tranquillement, en raison de sa situation de père de famille et de son sens des responsabilités et en dépit de tous ses excès. Il y a sacrifié en bonne et due forme son flux créatif qui, lorsqu'il lui donne, par fulgurances, libre cours, laisse Kerouac loin derrière :

« Dépliez le pitoyable plaid, dégondez les putains de portes, dispersez les congères, faites souffler les soufflets sur les belles braises, emplissez de pleines louches, lâchez les Léviathans, les monts rugissants réclament la pâle pâte des potes pâlots, dissipée la mélancolie de l'Est, effacé le maudit climat, rapetissés les pieds gelés, les doigts gelés, la face gelée, les engelures des enfants de la chance, caste des éclopés, trajet habituel du pote élu, amateurs de chemins tortueux, testeurs de trips tentants, alcoolos titillés attroupés au milieu des détritus triomphants, périples en poids lourds à travers des trous perdus, tout-petits aux tétons déchirés qui tombent sous les tentatives de tortures des truands terribles, qui supputent le total de leur prise, les tentatives de tribulations, les tièdes apothéoses, la terrible absurdité, la tendance au torride tremblement, tics, tours, tourment, tourment, tourment, (...) » (Lettre à Jack & Joan Kerouac, janvier 51 in "Dingue de la vie, de toi et de tout" - la traduction essaie de rendre la tendance aux allitérations de Neal Cassady, que Ginsberg, dont les conseils littéraires lui tenaient à coeur, lui reprocha, lui recommandant de s'en défaire !!)

De Neal Cassady nous n'avons que des morceaux épars rassemblés par ses amis, par sa femme, et réunis entre autres dans ces deux livres.

Il en ressort le portrait d'un homme certes déglingué (on le serait à moins, vu son démarrage dans la vie) mais généreux, aimant, dévoué aux autres, à tous les autres : ses femmes, ses enfants, ses amis, ses employeurs. Le portrait d'un honnête homme qui bosse dur et paye ses dettes, d'un Irlandais irlandissime et d'un Américain pur jus, un cow-boy urbain et le meilleur fils du monde, toujours à la recherche de son père, Neal senior le clodo ivre-mort qu'il a aimé, lui aussi, tendrement (et qui, toute déchéance mise à part, le lui a rendu car il a été avec son fils d'une grande gentillesse, du moins Neal le décrit-il ainsi).

Un fou furieux aussi, bondissant d'une aventure à l'autre, ne cessant de vouloir planifier son temps (entre ses deux ou trois femmes, entre ses potes et son boulot, entre une ville et l'autre...) alors qu'il ne fait, en réalité, que suivre son instinct et s'embarquer dès que l'idée lui en vient, plaquant tout mais revenant toujours pour assumer le côté "sage" de sa vie.

Il était fatal que Calvino à New-York dans les années soixante entendît parler des poètes beat. Il les voit de loin, ici ou là, dans des cocktails branchés (mais Neal n'était pas à NY à ce moment) et rapporte dans son Journal américain les propos d'Arrabal, qui lui collait un peu aux basques et qui avait été, côté beatniks, illico adopté en raison, pense Calvino, de sa barbe et du fait que Ginsberg le draguait un peu. Arrabal lui confie que celui-ci vit comme mari et femme avec un autre barbu, que « (…) les beatniks sont extrêmement propres chez eux, qu'ils ont une belle maison avec réfrigérateur et télévision, qu'ils vivent comme un tranquille ménage bourgeois et qu'ils ne mettent des vêtements sales que pour sortir. »

Laissons à Fernando Arrabal la responsabilité de ses propos (ou à Calvino, qui les cite), bien qu'ils recoupent une partie des écrits de Neal Cassady dont l'honnêteté transparaît dans ses textes. Il n'y déguise rien, dit ce qui est, et le dit avec ses fulgurances et des intuitions de génie, avec une grande et puérile naïveté, et une exactitude rigoureuse, qu'il s'agisse de ses soucis domestiques dans sa maison avec piscine, de ses gains et pertes au jeu, des rhumes ou coliques des enfants...

Qu'il ait été un lecteur fanatique de Proust auquel il se réfère constamment, a fait définitivement la Taulière tomber amoureuse de ce fantôme littéraire du passé (pas si ancien tout de même), et rester sous le charme de ses lignes sages ou déjantées :

« Au cul somptueux de mon poisson d'avril
Si beau et pourtant si lourd, comme ton coeur de
Désolation. Je t'offre ce morceau
De vitrail
Qui percera peut-être ta poche de souffrance
Suffisamment pour faire de notre troisième anniversaire
Un jour de lucidité cristalline (...)
Car la conscience n'a jamais oublié
Le pacte signé il y a trois ans aujourd'hui
Ces voeux éternels qui nous ont coûté 10 billets
Pour recevoir de toi mon - zut - plus de papier »

(Déposé avec un tesson de verre coloré sur l'assiette de Carolyn, le soir de leur 3e anniversaire de mariage)

« Comme je suis serre-frein à la SP, depuis quatre ans maintenant, je peux t'avoir un billet gratuit si tu me le demandes avant Noël (...) donc écris-moi un mot immédiatement pour me dire que tu acceptes mon offre et que tu viens, illico, voir ton fils qui se sent seul.
Ecoute-moi et écris » - Lettre à son père, 1951 (Neal a 25 ans)

« Cette sensation jusqu'alors inconnue qu'on ressent à chaque fois qu'on pique une bagnole - surtout lorsqu'on la démarre au quart de tour pour avoir agi avec méthode - ne peut que vous mettre les nerfs à vif, d'où une surexcitation à nulle autre pareille. »

« Je me souviens d'avoir été inhabituellement méditatif un soir de mai. Il se peut qu'il faille l'attribuer à la chaleur de ce premier vrai jour de printemps qui, en fouettant mon sang engourdi par l'hiver, lui imposa d'irriguer un cerveau épuisé par six mois de lutte contre le froid, mais il n'en demeure pas moins que cette lente remontée de sève suscita chez moi un besoin langoureux de jouissances douceâtres, une sorte de nostalgie, presque un désir de mort, ou, si vous préférez, une prémonition. » - Première jeunesse, Fragments.

Sur ce paragraphe proprement proustien, laissons dormir, réunis chez la Taulière dans une commune dilection, deux hommes, deux phénomènes littéraires aussi éloignés dans le temps que dans l'espace et pourtant plus proches qu'il n'y paraîtrait au premier abord.

Première Jeunesse, Neal Cassady - Titre original : The First Third - traduction française Gérard Guégan, The Estate of Neal Cassady 1971, 1998 Les Belles Lettres pour l'édition française (domaine étranger dirigé par Jean-Claude Zylberstein)

Dingue de la vie & de toi & de tout, Lettres 1951-1968 - traduit de l'américain et présenté par Fanny Wallendorf, titre original Collected Letters chez Penguin Books, (Finitude 2015 pour l'édition française)

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(1) Esther Singer Calvino, épouse de l'auteur, cherchera - et parviendra - à faire migrer l'oeuvre de Calvino de Seuil vers Gallimard pour motifs de mauvaises traductions chez le premier, qui contredit cette thèse en affirmant que Calvino avait largement approuvé les choix de traduction du Seuil. Il y a eu là un de ces litiges éditoriaux touffus qui n'intéressent pas le lectorat, sauf si l'on nous démontre qu'un changement de traducteur donne à voir une nouvelle - et avérée - réalité de l'oeuvre. La Taulière n'est pas du tout familière de Calvino, et n'en sait mie.