Pourquoi la mort des "géant.e.s" fait-elle ressortir avec une acuité croissante la médiocrité de l'époque ? Ainsi s'interrogeait la Taulière en ce matin d'hommages unanimes à Simone Veil et à Helmut Kohl.

Elle en conclut d'abord que cette posture lui était dictée par l'âge et son cortège inévitable (ou presque, ou alors en se battant beaucoup contre soi-même) "d'avant-c'était-mieuxisme".

Il y a déjà eu ici, par le passé, l'un ou l'autre billet consacré aux disparitions de personnalités (Elie Wiesel et Michel Rocard, René Girard), des artistes comme s'il en pleuvait : Michael Cimino, Yves Bonnefoy, Ettore Scola, Edmonde Charles-Roux, Boulez, David Bowie, Lenny Escudero, et un homme de radio un vrai : Jean-Marie Pelt...

En fait, quand vous vieillissez, chaque "grand témoin" qui s'en va emporte avec elle/lui un morceau de la mémoire collective et donc, une parcelle de vous-même. C'est comme si vous étiez assis.e sur une scène que l'on verrait peu à peu désertée par les acteurs et les décors. Et un beau jour, vous devrez vous aussi sortir côté cour ou côté jardin, lorsque sur la scène publique tout le monde sera beaucoup, beaucoup plus jeune que vous. En attendant, vous prenez un rayon de soleil sur un banc dans un petit square silencieux et le monde défile devant vous sur le trottoir, de l'autre côté de la grille. Vous êtes devenus indifférents l'un à l'autre, parce qu'il ne vous voit plus et que vous ne le reconnaissez plus.

Mais à la réflexion, ce n'est pas seulement un accès de mélancolie qui fit la Taulière s'arrêter un moment à l'extinction de ces voix qui ont compté.

Avec la disparition du grand bonhomme allemand, surgit immanquablement la photo d'Helmut donnant la main à François (Mitterrand), reprise dans toute la presse, ce qui est tout de même réducteur, soit dit en passant.

Ce cliché, scrutez-le pourtant : voilà deux hommes qui, très loin de l'affichage médiatique - cependant voulu et réussi par le photographe - illustrent de manière troublante, sur leur visage à nu, une émotion vraie. Main dans la main, se fussent-ils rapprochés de 10 centimètres, on aurait pu penser à un coming out ou à leur volonté de promouvoir par anticipation le mariage pour tous. L'amitié prend ici un sens profond, ces mains enlacées ne sont pas pour les journalistes, elles sont pour l'Histoire.

Dans le cliché nocturne d'Emmanuel Macron, de dos, se dirigeant vers son show du Louvre (S. de la Moissonnière) suivi d'un autre pris immédiatement après, cette fois de trois-quarts avec une ombre magnifique contre le pilier de l'édifice, on ne voit que fabrication. Soignées, léchées même, voulues par le presque président, puisqu'il s'arrête pour qu'elle puisse prendre la première vue, ces images ne resteront pas dans l'Histoire si rien ne s'y rattache qui montre une quelconque grandeur. Pour le moment, tout en elles désigne un exercice stérile, sec, de communication et surtout, l'homme qui veut être magnifié ici n'a rien d'autre que cette image à proposer. Elle n'est soutenue par aucune oeuvre, d'aucune sorte. C'est un peu court, jeune homme !

La photo de Kohl et Mitterrand nous émeut parce que ces figures affichent chacune un parcours politique qu'il n'est pas l'objet d'analyser ici (dieu merci, pense le lectorat, on l'a échappé belle), qui ont traversé des époques historiquement riches avec grandeur et aussi fautes, errements, etc., parcours qui pèse tout de même son poids. Si jamais monsieur Macron trouve, dans ce 21e siècle chaotique, matière à une oeuvre comparable à celle des deux bonshommes en question, eh bien on en reparlera. Je laisserai des consignes en ce sens aux continuatrices de l'Appentis.

Ainsi chaque fois que l'occasion lui est donnée de comparer les époques, la Taulière se trouve-t-elle en équilibre précaire sur l'étroit passage entre glorification acritique de l'autre époque, avec son cortège d'entre ici Jean Moulin, de Paris martyrisé, Paris libéré, de Ich bin ein Berliner et de... et de... et la nécessité de raisonner non pas à l'aune du passé, puisque celui-ci est écrit, figé voire gravé dans le marbre, mais en fonction du flux de la vie tel qu'il nous porte, ici et maintenant, avec les acteurs en présence aujourd'hui et dont on peut penser (regretter, espérer), quelle que soit leur dimension ou leur absence de stature apparentes, qu'ils sont en train de fabriquer demain.

La Taulière est malgré tout modérément émue par la mort d'Helmut Kohl, si l'on excepte le sentiment décrit plus haut de disparition d'un décor familier. Le chancelier de la réunification a fini ses jours en recevant le facho Orban et en lui offrant un soutien public, puis en critiquant l'accueil des réfugiés, au coeur de la polémique énorme que la décision de Merkel a causée en Allemagne, c'est-à-dire en flinguant une femme de son camp. Une élégance qu'on mettra sur le compte de la sénilité.

La mort de Simone Veil touche davantage. C'est d'une femme que l'on parle, et pas n'importe laquelle. Aujourd'hui sur France Culture, la rediffusion du discours de Veil devant les députés en 1974 est l'occasion d'une réflexion à écouter absolument, sur la question qu'un jour il aurait bien fallu poser : Pour quoi gouverner ? (oui, en deux mots). C'était dans le très intéressant "Atelier du pouvoir" d'Ariane Chemin, Thomas Wieder et Vincent Martigny. On peut y entendre Christiane Taubira, très remarquable intervention.

Chaque fois que ce discours est donné à entendre, la Taulière a un sursaut lorsqu'elle entend Simone Veil dire ces mots :

« (...) D'aucuns s'interrogent encore : une nouvelle loi est-elle vraiment nécessaire ? Je voudrais tout d'abord vous faire partager une conviction de femme. Je m'excuse de le faire devant cette Assemblée presque exclusivement composée d'hommes. » (1)

De quoi diable Simone s'excuse-t-elle ? Eh bien, la phrase est limpide : elle demande pardon aux députés de vouloir leur faire partager une conviction de femme. En 1974. Devant une Assemblée "presque exclusivement composée d'hommes" (1,6 % de députées en 1969 et 4 % en 1978. On est embêtée pour la femme coupée en deux des 0,6 %).

Simone Veil, femme de combat qui depuis sa déportation à l'âge de seize ans a dû acquérir la compétence de survie nécessaire en milieu hostile et l'expérience irremplaçable de l'indicible (elle déplorera d'ailleurs à son retour, comme tou.te.s les ancien.ne.s déporté.e.s, l'impossibilité de faire entendre son récit), première femme à occuper le poste de secrétaire générale du Conseil Supérieur de la Magistrature, ministre de la Santé sous trois gouvernements successifs, s'excuse de parler en tant que femme à des hommes, dont une partie non négligeable sont députés de père en fils, pharmaciens ou gros propriétaires terriens, ou ont fait carrière en politique sans avoir le tiers de ses diplômes ni de ses compétences. On se frotte les oreilles.

Les 8 présidents de groupes parlementaires de l'Assemblée élue en juin 2017, ainsi que le président de l'Assemblée lui-même, tous hommes alors que l'Assemblée comprend 38% de femmes, pourraient méditer cette phrase, son contexte, et se grouiller d'en conclure qu'il est urgent d'entrer dans la modernité. Ils ne le feront pas parce que, de leurs déclarations à la presse, il ressort que bon c'est pas encore pour cette fois-ci mais on va y penser, soyez patientes.

Y en a même un qui a une explication : on a privilégié la compétence et l'expérience sur la parité. On ne citera pas son nom parce qu'il mérite surtout d'être oublié. Y en a un qui dit qu'à mi-mandat il démissionnera et plusieurs qui laissent entendre qu'alors une femme pourrait bien, pour la première fois, accéder au perchoir. La Taulière prend les paris pour 2020. Ah, il va s'en passer, des choses palpitantes en 2020 !!

On se sentirait insultées de devoir démontrer à ces ploucs : qu'en matière de compétence il y aurait pléthore de preuves que la compétence est, au minimum, partagée mais que tout le problème est de la laisser s'exprimer. Qu'en matière d'expérience, les femmes ne demandent qu'à en acquérir, pour les plus jeunes, à condition qu'elles ne consacrent pas déjà toute leur énergie 1) à exister dans ces repaires de barbons passéistes 2) à tenter de faire coexister leur trois métiers, je ne vous dis pas lesquels. Pour les plus âgés des députés, là encore, aligne ton CV connard, qu'on puisse le comparer avec celui de femmes politiques de ta génération.

Qu'enfin, on ne demande pas, faut-il vous le chanter, une stricte parité arithmétique, ce leurre pour gogottes, mais une équité totale dans la répartition des responsabilités publiques. Et privées, voir la très intéressante notion de "charge mentale" qui parlera à certaines. La Taulière a failli écrire "mais c'est une autre histoire", et puis non : c'est la même, en deux aspects tellement intriqués qu'ils nouent le destin des femmes depuis la nuit des temps.

A faire méditer aussi par les femmes de tous âges qui aujourd'hui nous disent qu'il n'y a plus besoin de luttes féministes, puisqu'on est parvenues, en gros, à une situation satisfaisante.

A ce stade de sa colère larvée, la Taulière ne peut s'empêcher de dédier une pensée silencieuse et admirative aux femmes de couleur, deux fois colonisées, et à leur énergie de lutteuses.

Et à Simone Veil, femme et juive, qui, dans sa vie privée et publique, dans sa chair, eut à répondre trop souvent de ces deux fautes originelles.

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(1) Colère encore, et honte, honte sur le Nouvel Obs qui dans une parution en ligne du 30 juin, reproduit ce qu'ils ont le CULOT d'intituler :
« VERBATIM. L'intégralité du discours de Simone Veil du 26 novembre 1974 sur l'IVG ». La fameuse phrase "Je m'excuse, etc." ne figure pas dans leur texte, qui par ailleurs inverse les paragraphes et change les phrases. Aux ignares de l'Obs : un verbatim (du lat. verbum, le mot) c'est la reproduction textuelle d'un discours parlé. Textuelle. Verbatim, adverbe, signifie "au mot près". C'est si compliqué, alors qu'on dispose d'une archive audio complète, de la reprendre sous dictée, ce verbatim ? Ignares, malhonnêtes et sexistes.