2 juillet, 1 heure du matin – température extérieure 11 degrés. Se souvenir qu’il y a dix jours, à pareille heure il faisait 25, que la nuit était étouffante. Aujourd’hui, nécessité de maintenir la fenêtre fermée.

C’est un paysage idéal qui se dessine derrière les vitres. Je l’aurais manqué si le chuchotis léger des gouttes sur le rebord de la fenêtre ne m’avait amenée à relever le store pour m’assurer qu’il pleuvait bien.

Aussitôt, à distance et par une empathie que j'ai découverte à partir du moment où je me suis mise à planter des végétaux, je ressens le bien-être des plantes de notre jardin (1) qui se gavent d’eau après en avoir été cruellement privées pendant plusieurs interminables et brûlantes semaines. Je les imagine gonflant leurs racines, verdoyant en chœur au sein des collines arrosées, ployant sous le vent et pleurant sur la terre glaiseuse. Les courgettes voraces grossissant et s'allongeant, les tomates attendant des jours meilleurs, les choux satisfaits de cet épisode humide et frais, les pommes de terre indifférentes, souterraines.

Les daims et biches des bois voisins, ainsi que de gros garennes sans vergogne, viennent la nuit boulotter les feuilles de mes fraisiers, dédaignant heureusement les fruits. Si je pouvais m’y transporter là tout de suite, je crois que j’aurais droit à un fameux spectacle, peut-être même un renard prenant sa douche nocturne, le cul dans l'herbe rase de l’allée centrale, sans qu'aucune lumière ne vienne révéler l'habituelle vigilance inquiète de son regard vert ni déranger sa méditation.

Retour aux couleurs de la ville : de l’orange assourdi des réverbères au brun noir de la colline, des silhouettes profilées des arbres contre le ciel bas à celles des immeubles alentour, c’est un tableau de laque couleur châtaigne brillante qu’offre cette nuit pluvieuse.

Nuages et brumes acajou, tout à l’heure gris foncé, se fondent maintenant en une seule couverture épaisse et uniforme qui nous coiffe et se dilue en gouttes de bruine. Au sud, plus un massif montagneux : le coton enveloppe les pentes du Pilat.

Le halo des luminaires se démultiplie et renvoie au ciel roussâtre, presque rouge, une lueur fantomatique. C’est comme si la ville était la proie – mais dans mon dos, de sorte que je n’en percevrais que le reflet – d’un gigantesque et silencieux incendie.

L’averse se calme ou reprend. Il n’y a pas de vent, du moins pas qu’on puisse percevoir.

Au premier plan, les bâtiments du lycée montrent une toiture continûment rincée. Les faîtages de zinc reflètent un friselis d’eau qui se reproduit à l’identique, comme si l’eau qui coule ici provenait d’un circuit fermé, une sorte de fontaine d’agrément que collecterait un peu plus bas la gouttière. On peut suivre le trajet de chaque goutte, de sa chute diamantine sur le métal mat jusqu’à son débord.

Depuis mon perchoir du sixième étage qui en fait presque dix en raison de la hauteur des appartements (trois mètres cinquante sous plafond), je surplombe la cour du vénérable bahut, de jour fort laid, comme il convient à une architecture fin dix-neuvième. D’une laideur absolue que rien ne vient sauver, mais qu’aggrave la disparité des ajouts au fil des décennies, comme si chacune avait eu à cœur de déposer, dans cet improbable ramassis d’édifices accolés, ce qu’elle avait de plus moche : les fausses colonnes ioniennes supportent une toiture de tuiles mécaniques, les fenêtres ont été dotées d’anti-reflets qui les rendent aveugles et couleur de mauvais café. Les portes et grilles sont peintes en vert pisseux, les stores délavés des classes pendouillent sans qu’aucune réparation, depuis que je les contemple de mes fenêtres, ne soit advenue à leurs accrocs, ni à leurs ourlets défaits.

Mais cette nuit brune, humide et miséricordieuse gomme les horreurs des murs jaunâtres, du péristyle à l’antique avec ses moulures épaisses, des murs couverts de tags et de projections diverses. Les bâtiments plus modernes, en arrière-plan, avec leur toiture plate gravillonnée, véritable cauchemar urbain hérissé de paraboles, de gaines d’évacuation ou d’aspiration d’air, de bouches et d’échelles métalliques, sont estompés par la brume.

La pluie fait briller les parties zinguées qui reflètent maintenant la lumière orangée de la ville et lave les platanes de la cour dont je vois, depuis ma fenêtre, la verte canopée foisonnante agitée par une brise. Ces arbres ont en effet grandi, comme il sied à des arbres. Ceux qui les ont plantés, voici sans doute pas loin d’un siècle, à quoi ont-ils donc pensé pour les serrer ainsi les uns contre les autres, dans cette étroite cour intérieure ? Notez bien que je ne m’en plains pas, parce que toute la beauté de ce bosquet captif appartient à ceux qui les regardent de dessus.

Au deuxième plan, trois fenêtres illuminées montrent que les néons sont restés allumés depuis vendredi, un oubli fréquent dans ce grand navire peu à peu déserté. C’est un bureau qui est éclairé et qui renvoie la solitude de la personne qui travaille ici (pas en ce moment, je l’espère pour elle) et dont je me sens, allez savoir pourquoi, un peu proche.

L’averse a cessé. Tout a repris une couleur nocturne habituelle. L’éclairage urbain excessif (Saint-Etienne a été pointée récemment comme une mauvaise élève en fait de pollution lumineuse) rend perceptibles toutes les nuances dans une obscurité vraiment très relative : le brique uniforme du toit, le vert vif des platanes et, plus loin, le noir des résineux dans la colline contre un ciel dont on distingue à présent, entre les lambeaux blancs des nuages fuyants, la couleur si belle quand elle s’applique à un vêtement, et qu’on appelle justement « bleu nuit ».

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(1) Il s’agit d’une parcelle partagée avec trois autres dames, que nous avons prise en location pour la modique somme de 34 euros par an (un prix tout à fait stéphanois), dans un de ces jardins familiaux si nombreux par ici et magnifiquement décrits par Jean-Christophe Bailly dans son texte « Légers jardins, à peine », chronique consacrée au mouvement des jardins ouvriers à Saint-Etienne et qu’on trouve avec d’autres, rassemblées sous le titre « Le Dépaysement, voyages en France » paru chez Seuil en 2011 dans la collection Fiction & Cie, édité maintenant en Poche. Un livre que toute bonne bibliothèque devrait posséder…

Notre parcelle est située à deux ou trois kilomètres de la ville, dans un ensemble de jardins tous plus beaux les uns que les autres (le nôtre démarre à peine), posés à flanc de colline en pleine nature face aux monts du Pilat. Décor somptueux de moyenne montagne où l’on voit affleurer face à nous les Crêts de l’Oeillon et de la Perdrix (1432 mètres tout de même), s’étager les pâtures, les hameaux ou les fermes isolées, les forêts de feuillus et celles, moins belles, de l’exploitation sapinière et où le soir à la fraîche, pendant que nous travaillons modestement notre petite terre, nous parviennent les échos des clarines à la rentrée des troupeaux ponctués d’abois de chiens, des bruits aussi peu dérangeants que nécessaires à la paix du soir, et qui renforcent le sentiment de plénitude qu’elle nous apporte.