« La guerre et l'oppression dans les premières années de ce siècle furent pour nous comme des taudis puants dans une ville par ailleurs belle et agréable à vivre, des souillures que le courage et le savoir-faire sauraient enlever. Pour les jeunes gens d’aujourd’hui, ces choses sont des difformités inhérentes au genre humain. Si vous avez un pied-bot, vous apprenez à vivre avec votre pied-bot. Cela ne veut pas dire qu’ils aiment plus que nous les aimons la poussière et la boue et la fatigue et l’agonie de la guerre et de l’oppression de l’homme par l’homme. Mais l’idée de ces choses leur est plus familière.

« En regardant en arrière, il est effrayant de se rappeler combien l’ignorance naïve des hommes et de leur comportement à travers l’histoire nous poussait à croire qu’une révolution qui mettrait à bas les gredins les remplacerait automatiquement, selon quelque ordre divin de nécessité historique, par une bande de philosophes bienfaisants. Ce ne fut que plus tard que certains d’entre nous en vinrent à comprendre que, lorsqu’on détrônait un roi Log, on risquait de trouver un roi Stork à sa place.

« Personne n’avait eu l’idée de nous enseigner, dans les principes traditionnels du comportement personnel ou dans les règles, que la liberté individuelle, telle qu’elle a toujours existé dans le monde, était le résultat d’un équilibre entre les droits et les devoirs de divers antagonismes, chaque être humain menant son propre combat dans le cadre des lois et des coutumes. N’ayant aucune connaissance de la société dans laquelle nous avions grandi, ni des attitudes conventionnelles qui avaient produit en nous ce penchant éthique à considérer la guerre et la tyrannie comme abominables, nous fûmes des proies faciles pour cette notion que, par une série de révolutions comme celle de Russie, les travailleurs du monde entier pourraient imposer de leur propre chef un règne de paix et de justice. C’était une illusion comparable à cette bizarre superstition qu’ont eue les premiers chrétiens, que le monde devait finir en l’An Mil.

« En relatant une conversation que nous eûmes, une nuit, avec un sympathique groupe de Français, dans une ville où la division était en repos(*), j’ai essayé de traduire un peu de cela sur le papier. Peu accoutumé aux systèmes de pensées savamment articulés qui, à cette époque, faisaient encore partie de l’héritage de l’esprit européen, je me souviens d’avoir été délicieusement fasciné par des hommes qui pouvaient formuler leurs convictions morales – catholiques, anarchistes, communistes – avec autant d’élégance. En relisant ce chapitre, je le trouve décousu et insatisfaisant, mais je le laisse tel quel, parce qu’il exprime encore, dans le langage du temps, quelques-uns des enthousiasmes et des espoirs de jeunes hommes déjà marqués pour l’abattoir, en cette année d’espoirs et d’enthousiasmes superlatifs, l’année de la Révolution d’Octobre.

« C’était ce sentiment exalté que le futur était une page blanche à écrire, sentiment se concentrant d’abord sur les discours de Woodrow Wilson(**), ensuite sur la figure de Lénine, qui rendirent la fin de la première guerre si différente de la période dans laquelle nous entrons à présent. Peut-être les désillusions du dernier quart de siècle nous ont-elles enseigné qu’il n’y avait pas de raccourcis vers un ordre décent des affaires humaines, que le chemin de délivrance d’un puits de sauvagerie jusqu’à une société d’une justice même approximative serait nécessairement long et ardu. On ne pouvait y progresser que par petits pas. C’était la qualité des moyens mis en œuvre qui déterminerait les buts atteints.

« L’hiver dernier, en parlant aux jeunes gens dans le Pacifique, j’ai découvert que la plupart d’entre eux se contentaient d’espérer qu’à leur retour de la guerre, les choses ne seraient pas pires que telles qu’ils les avaient laissées. Notre époque n’est pas une époque d’illusions. Nous ne pouvons que souhaiter qu’elle deviendra une époque d’idées claires. »

John Dos Passos
Provincetown, Massachusetts, 26 avril 1945
(préfaces traduites par Jean Pavans)

Les éditions Michel de Maule ont publié en 1989, puis réédité en 2011, le premier roman de John Dos Passos, "Initiation d'un homme - 1917", sorti en 1925 chez Rieder à Paris pour la première édition, dans une traduction française de Marc Freeman, la même que celle de l'édition actuelle.

L'édition de Maule comporte, de manière originale, 3 préfaces : la première est une classique rédigée par un universitaire français spécialiste de Dos Passos, Georges-Albert Astre.

La deuxième, intitulée "Introduction de 1968", est due à Dos lui-même, sous la forme d'une sorte de "making off" de son roman. On peut y lire son commentaire "50 ans après" accompagnant correspondances et extraits de son journal rédigé aussi bien sur place qu'après, pendant la rédaction du livre, sur le bateau qui le ramenait aux Etats-Unis.

C'est dans la troisième préface (mais la première dans l'ordre chronologique), rédigée par l'auteur et datée de 1945, que se trouve l'extrait reproduit ci-dessus.

L'éditeur a eu la bonne idée d'adjoindre au roman non seulement ces préfaces, mais un fac-similé d'une lettre autographe de Dos Passos de 1955, rédigée en français (sans doute à son éditeur parisien), où l'on peut admirer non seulement une belle écriture nerveuse, mais la maîtrise élégante de notre langue.

Ecrit en août 1918 sur le paquebot de retour après "sa" guerre, "L'Initiation d'un homme - 1917" est un court récit qui relate l'expérience de John Dos Passos sur le front de l'Est où il s'est engagé en juillet 1917, avant même l'entrée en guerre effective des Etats-Unis, dans le corps des ambulanciers.

Comme tous les récits de guerre il pullule en détails affreux. Mais à la différence d'autres livres écrits au même moment et sur le même thème, et dans une approche empreinte de mélancolie qui n'est pas sans évoquer une proximité avec le "Balcon en forêt" de Gracq ou les textes de René Char (époques différentes, même contexte), "L'Initiation d'un homme" est aussi un reportage de journaliste (qu'il sera par la suite), une réflexion amère, ironique, distanciée et en même temps compassionnelle sur la guerre et surtout ceux qui la font, pour le compte d'autres, qui s'en enrichissent. Dos Passos est alors en plein engagement révolutionnaire, libertaire. Il envisage la guerre du point de vue de la lutte des classes, même si plus tard il reviendra aussi de cela, comme en témoigne le texte ci-dessus.

De ce récit écrit de manière très simple et très poignante, à hauteur d'homme, la dédicace donne le ton :

« A ceux
qui étaient avec moi lorsque j'ai vu
des fusées dans le ciel
un certain soir au coucher du soleil
sur la route
d'Erize-la-Petite à Erize-la-Grande »

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(*) en français dans le texte
(**) Président des Etats-Unis , 1913-1921

Erize-la-Petite, ainsi qu'Erize-la-Grande, sont des villages situés sur "la voie sacrée", au sud de Verdun