Comme pas mal de vieux, la Taulière affiche d’autant plus sereinement un air et une vêture rassis qu’elle a eu une jeunesse joyeusement transgressive et assez agitée.

C’est ainsi pour nous humains, dans une répétition qui remonte à la nuit des temps et laisse la Taulière méditative : comment diable passons-nous sans nous lasser, collectivement ou comme individus, par les mêmes sempiternels chemins, sans nous étonner ni même vouloir reconnaître qu’une interminable cohorte de nos semblables y a déjà laissé mille et mille empreintes de pieds, chaussés ou non, ou nous en foutant ? D’ailleurs, pourquoi ne s’en foutrait-on pas.

Mais ce n’est pas de chaussures que je voulais vous entretenir.

La jeunesse agitée en question se déroulait, entre autres, à quelques encâblures de la rue d’où la Taulière écrit aujourd’hui, tandis qu’elle villégiature chez ses enfants dans la touffeur lyonnaise (laquelle diffère peu de la moiteur stéphanoise).

Le quartier de la Croix-Rousse, aujourd’hui (sur)peuplé de bobos trentenaires et de retraités zézés, recèle tout de même encore une population indigène à forte adhérence.

J’en veux pour preuve la rencontre régulière dans le quartier, jusqu’à il y a quatre ou cinq ans, d’une vieille prostituée qui avait longuement tenu le coin de la rue Sainte-Catherine quand la toute jeune Taulière y travaillait (on ne faisait pas le même job mais c’était dans le même endroit : un hôtel, moi je récurais les sols).

Etonnant caractère conservateur de ce village dans la ville qu’est la Croix-Rousse, lorsqu’on sait à quel point la population, vers la fin des années soixante, alors que la jeune Taulière, fraîchement divorcée de Jésus (voir "La perte de Dieu, billets 399 à 402 de mai et juin), venait d’y poser une maigre valoche et son cartable de lycéenne promu cartable d’étudiante, à quel point cette population différait de celle d’aujourd’hui.

Elle se composait en parties égales de familles ouvrières très pauvres, énormément garnies d’enfants, parfois tous ensemble alcoolisés braillant en chœur sur les paliers et derrière les portes branlantes ; de veuves sans grâce ni fortune promenant un cabas peu garni au long de rues tristes mais qui proposaient à peu près tout ce qu’un quartier digne de ce nom doit à ses habitants, du cordonnier au quincaillier chez qui l’on pouvait trouver des articles simples de fumisterie pour réparer son tuyau de poêle.

On y trouvait aussi de chouettes familles italiennes comme celle de notre logeuse – car entre temps la Taulière avait une « co-turne » (1) – dont les maris, maçons de talents et à ce titre premiers informés des bonnes affaires, acquéraient pour une bouchée de pain d’antiques appartements pleins d’alcôves et les louaient aux étudiant.e.s.

Et puis des grouillots, des ouvriers charpentiers, hé hé, des commis de boulangerie, des midinettes, des charcutiers sur le pas de leur porte, des dactylos et de vieux garçons de courses. Bref, n’importe quel documentaire de l’INA vous renseignera, les quartiers populaires des grandes villes étant, toutes époques confondues, désespérément semblables.

Dans la rue de Belfort, laquelle faisait angle droit avec la rue Joséphin Soulary (2) où l’on créchait (3), il y avait par exemple « Le Déluge du vin », un pinardier où l’on trouvait notre rouge étoilé (la bouteille, pas le vin car celui-ci ne procurait pas d’étoiles, seulement un mal de tête si l’on abusait. En revanche, il faisait de très bonne sauce bourguignonne, bien que la proportion de bourgogne en son sein le disputât fort peu à l’Algérie dont il était coupé avec largesse.

Le Déluge du vin voisinait avec une boulangère affreusement pingre qui nous refusa une miche de pain, un jour de grande fauche. Ca coûtait 28 centimes, nous n’en avions que 27. Dédié à tous ceux qui disent ô comme c’était mieux dans le temps. Je ne crois pas qu'il y ait boulangère aujourd’hui, si désagréable soit-elle, qui ne consente à perdre le centime en question.

Au coin des rues de Belfort et Soulary régnait encore un univers de canuts. Les derniers bistanclaques, oui, nous les avons entendus et c’était là une agréable chose à avoir dans l’oreille, qui nous parlait de noble boulot, de prospérité et de soie grège. Peu de bruits de mon passé ont laissé dans ma mémoire une empreinte aussi précise que les claquements de bois rythmiques des métiers jacquard chez le canut d’en face.

Nous, là au milieu, nous promenions nos derrières de vingt ans fort peu couverts, notre arrogante jeunesse décolletée, notre rien-foutage universitaire qui ne tarda pas à me diriger vers l’usine où au moins on ne te faisait pas chier avec la symbolique du pont chez Hugo, et sans doute nos piaillements aigus (bien que, d’aussi loin que je me souvienne, j’ai toujours eu la voix plutôt mezzo et un peu voilée), et nos fous-rires nocturnes.

Pendant les nuits d’été, qui étaient toutes pareilles à celles de maintenant, nous cherchions l’air à la fenêtre tandis que les fils (les garçons, pas le matériau) du canut d’en face nous bombardaient en ricanant de noyaux d’abricots. Par représailles, nous laissions traîner notre lingerie la plus fine pour les énerver davantage.

L’été s’en fut, la jeunesse avec. Nos futurs prirent des routes divergentes et la porte du 6, rue Joséphin Soulary fut claquée une dernière fois. La Taulière vous épargne les deux cents pages qu’elle pourrait écrire à partir de ce logis absolument magique, comme tous ceux où, un beau jour, vous mettez pour la première fois votre clé dans votre serrure sans que l’autorité parentale t'attende derrière la porte.

A suivre !

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(1) Co-turne : qui co-loue la turne, la chambre. « Co-turne » appartient à l’argot potache de la première moitié du XXe siècle et désigne, par une plaisante homophonie avec les chaussures romaines, ce qu’on appelle aujourd’hui une coloc’

(2) Joséphin Soulary : poète local (Lyon 1815-1891), fils d’un commerçant d’origine gênoise (Solari), et à qui l’on doit – entre autres - un interminable poème dramatique sur l’accident de chemin de fer de Chassal-Molinges (Jura), dans lequel Soulary n’hésite pas à voir la punition divine, le wagon étant plein, paraît-il, de nonnes débraillées flirtant pendant le voyage avec des militaires.

(3) J’avais d’abord écrit « où nous créchions », puis le ridicule de cet imparfait m’a conduite à changer de registre. Je me suis alors souvenue de la récente lecture de « La Cérémonie des adieux », de Beauvoir – très beau livre au demeurant. Dans les pages qui suivent l’émouvant récit des dix dernières années de Sartre, Beauvoir livre la transcription d’une série d’entretiens menés avec son compagnon, un témoignage magistral mais où l’on trouve de surprenantes perles, telles que : Simone : « Bon, vous étiez descendu au Plaza. Et où est-ce que vous bouffiez ? ». Que cette lettrée marie ainsi le verbe argotique « bouffer », avec une forme interrogative un peu contournée et une précieuse concordance des temps, ça m’a fait gondoler un moment je dois dire. Ce à quoi Sartre, imperturbable, répond qu’il déjeunait ici et dînait là, mine de rien reprenant de volée sa Simone. Ces deux-là, je vous jure…