La Taulière trimballait à cette époque dans sa malle une espèce de doudou récupéré dans les affaires du paternel dès après son décès, deux années plus tôt. C’était une écharpe de soie.

Le papa avait toujours porté assez beau. Grand et gros homme dont il a déjà été question, élevé non loin de Lyon et apprenti cuisinier dans cette ville, voici un siècle exactement, il avait des goûts chics et voulait s’élever au-dessus de sa condition. On pouvait en trouver la trace dans le beau tombé de son pardessus et au fil d’un cachemire assez classieux dans lequel était – est toujours – imprimée son écharpe.

La soie en est drue et tissée serrée, d’un fil si fin qu’on dirait qu’il n’y a ni trame ni chaîne mais seulement une surface, dont le travail fait apparaître certaines parties brillantes, d’autres mates, un superbe travail de façonnier. Souple et douce au toucher car plusieurs fois passée au pressing (on disait « au dégraissage »), elle a fort bien supporté les quelques lavages dont la Taulière l’a gratifiée avec le soin patient d’une religieuse pour les ornements du sacerdoce (Dieu pas loin).

Le fond est d’un bordeaux riche et lumineux comme un château premier cru quand on balade le verre devant la fenêtre. Le motif cachemire est imprimé en bleu doux et ocre doré. Ça n’a l’air de rien, mais ces trois couleurs absolument complémentaires en disent long sur l’art majeur du soyeux lyonnais.

Le nom de Bianchini-Férier flotte à la surface de ma mémoire, peut-être l'avait-il achetée chez eux ? C'est une maison très ancienne, aujourd'hui fermée ou vendue, mais dont la marque sonnait haut chez ceux qu'elle fournissait : Dior, Jacques Fath, Givenchy ou Balenciaga (maisons de couture parisiennes également tombées dans l'oubli, à l'exception de la première). J'ai travaillé brièvement dans leurs bureaux sans jamais oser leur montrer l'écharpe pour demander s'ils reconnaissaient une de leurs créations. A Lyon, c'était une marque très respectée dont les tissus étaient plutôt portés entre les quartiers d'Ainay et des Brotteaux (deux zones de haute et prospère bourgeoisie).

L’écharpe de soie porte plusieurs brûlures de cigarette. Le paternel était gros fumeur. Il arrivait que la cendre ou le bout du mégot fît un trou bien rond dans la cravate, voire la chemise. L’écharpe y a eu droit et pas qu’une fois. Il faut la plier d’une certaine façon pour dissimuler les brûlures auxquelles on se doute que la Taulière portait la même vénération qu’à l’ensemble de ce bel objet transitionnel (transition vers quoi, on se le demande).

L’écharpe voyageait dans mes bagages mais je la portais peu : conçue pour un homme, elle était encombrante autour du cou, tenait trop chaud. Mais déployée, elle faisait un vaste carré et je l’ai utilisée quelquefois comme couverture d’été. Comment un tissu aussi fin peut-il produire un tel confort de chaleur nécessaire et suffisante, c’est un mystère apparent, qui tient en fait à la nature animale du fil de soie et à la patience de celles et ceux qui ont récolté le cocon, l’ont débourré, filé, tordu (mouliné), tissé, ennobli et travaillé plus généralement, jusqu’à l’imprimer de ces trois couleurs magistrales.

Bref, l’écharpe du papa m’accompagnait, comme il est dit plus haut : un vrai doudou.

Il advint, dans cette période où l’on bascule vers l’âge adulte et responsable, que je la déposai au pressing de la rue de Belfort, où je l’oubliai purement et simplement, faites-moi penser d’en parler à mon psy.

Nous parlons ici d’un oubli de presque dix ans...

A suivre !