Entre temps, la vie m’éloigna de la Croix-Rousse puis m’y ramena. Je trouvai logis non loin de ce petit triangle commerçant délimité par les rues de Belfort, d’Austerlitz, du Mail (que les jeunes appellent « rue du mél » parce qu’ils ignorent qu’un "mail" est une promenade arborée bordant une rue, où l’on peut tenir marché, foire ou déambulation vespérale).

Mais la mémoire de l’écharpe ne me revenait pas pour autant. Un jour pourtant, tandis que j’échangeais avec l’homme-de-ma-vie-de-l’époque quelques considérations sur le quartier que nous avions habité tous deux pendant des années sans nous croiser, et puis un jour, tiens, on s’était rencontrés, mais ailleurs, comme quoi...

- J’ai toujours porté mes habits chez la dame, là, tu sais, au coin de la rue de Belfort.
- Oui ! Moi aussi ! D’ailleurs, j’y ai laissé une écharpe, etc.

Je la décrivis sommairement, à l'époque je n'attachais pas une grande importance aux détails du dessin.

L’idée ne me vint pas, cependant, d’aller voir si la dame tenait toujours pressing et si mon écharpe y était encore. Selon moi, il n’y avait plus rien du passé dans cette rue, d’ailleurs le "Déluge du Vin" avait fermé, la boulangerie aussi, et la quincaillerie, et le magasin Coop, etc.

Faites-moi penser, tant qu’on y est, de demander aussi à mon psy pourquoi je ne regardais pas du côté de la rue où le pressing, toujours ouvert, faisait de la résistance au milieu des bouleversements du quartier : habitat vétuste mis à bas, récupération par les bobos première génération de somptueux appartements ici dénommés « canuts » et qui ont quatre mètres sous plafond ; rénovations, apparition des premiers bars-à-vin (une afféterie sans nom, car : que serait un rade sans pinard ?), vidage de la population historique envoyée voir en banlieue si j’y suis…

Bref, la Croix-Rousse prenait son allure actuelle et moi, je n’avais plus aucune fidélité à mon antique doudou.

Pour faire court, la Taulière dira qu’elle se sépara du monsieur en question, qu’elle quitta la grande ville, alla courir l’aventure – oh, pas très loin, dans une bourgade de campagne où elle passa quelques années très paisibles. Certes il lui manquait quelque chose, mais elle n'y pensait jamais, ce qui est une bonne définition de la vie.

Un jour, le monsieur en question, du genre obstiné, retrouva sa trace et tenta de lui prouver qu’au fond, ils n’étaient pas si mal ensemble. Il y réussit temporairement.

Les voici donc, bras dessus bras dessous, qui convolent à la mairie du premier arrondissement de Lyon, laquelle, comme chacun sait, se situe au pied de la colline de la Croix-Rousse. Et les voilà qui logent non loin du boulevard (de la Croix-Rousse) où se tient le très fameux marché (de la Croix-Rousse lui aussi), tout près de la place du même nom (les édiles n’ont pas péché par excès d’originalité, dans le coin).

Un soir, le désormais mon-mari se mit à la recherche d’un pressing pour y déposer ses costards. Et tiens, la dame du coin de la rue de Belfort y était encore ! Et tiens, lui demanda-t-il, que faites-vous donc des articles que les gens vous laissent ?

- Je les conserve un certain temps, dit la dame. Surtout que, comme ils ont été payés, ça me gênerait de les vendre ou de les jeter.
- Il y aurait pas une écharpe comme ceci et comme cela, avec tel nom sur le ticket ?
- Mais oui, là, tenez, sur le portant…

C’est ainsi que l’écharpe bordeaux imprimée cachemire revint à la maison, dans un sachet porté assez triomphalement, et fut aussitôt pliée (*) dans ma malle à souvenirs, d’où elle n’est jamais repartie, bien qu'à y penser, je me demande où je l'ai rangée.

Mais attendez, ça c’est pour la soie. La laine, maintenant. Vous allez voir que ça se tient.

A suivre...

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(*) Chez vous je ne sais pas, mais par ici entre Lyon et Saint-Etienne, on dit "plier" pour : emballer, ranger. Un commerçant peut très bien vous vendre un paquet de bananes ou trois tomates en vous demandant "je vous les plie ?"