Revenons un instant sur le mariage dont il a été question dans l’épisode précédent. Il se produisit en décembre, un jour de grand froid. C’est en pleine époque baba-cool et il n’est pas question de se marier en blanc, ni en tulle. Pas de tra-la-la et zéro famille.

Ce sera un mariage de copains, de fauchés. De surcroît la mariée est très enceinte. Mais on va faire une sacrée fiesta parce qu’il y a beaucoup de copains des deux continents : l’Amérique du Sud, plus un peu d’Afrique, et l'Europe.

Il lui paraît donc raisonnable de choisir une robe vague et chaude, dans des tons de châtaigne et de café. On ne ferait plus ça aujourd’hui, mais à l’époque la maternité en devenir se dissimulait encore dans de longues et larges robes à plis avec des fleurettes et des cols ronds qui soulignaient formidablement notre aspect de tour de garde et mettaient en valeur, comme ferait un grand plat à tarte, nos larges visages satisfaits. Une réussite esthétique et morale.

Quoi prévoir avec cette robe-là ? N’en rajoutons pas par un épais manteau, un châle bien douillet fera l’affaire.

Crocheté à points dits "flower blossom" dans une belle laine écrue, le châle – une longue écharpe à franges, plutôt – ne servit qu’à cette occasion, et puis fut lavé plié rangé (non loin de l’écharpe de soie).

La vie passa, passons. Les mariages se défont. L’un des anciens protagonistes tomba malade et s’en fut.

Nous retrouvons, quelque vingt-quatre ans plus tard, le bébé qui, lors de cette sacrée fiesta de mariage, s’était agitée elle aussi tard dans la nuit au rythme des congas, blottie au chaud dans sa maman sous la vaste robe à plis tandis que sa sœur aînée, laquelle avait le rare privilège d’avoir assisté au mariage de ses parents, pionçait sur une immense table au milieu des fourrures** et la tête sur une douce écharpe de laine écrue.

Au début du deuxième millénaire, le bébé devenu jeune femme se rend en Colombie pour voir sa mémé de là-bas et s’en occuper un peu, prendre la suite de son père, en quelque sorte.

Une autre deux-centaines de pages permettrait de dresser un portrait de l’abuelita***, laquelle était totalement raccord avec le personnage d’Ursula dans « Cent ans de solitude » : une mémé insubmersible de trois cents ans et quelque, détentrice de la mémoire familiale et nationale, sans compter les prophéties à queue de cochon et mainte légende indienne.

L’abuela – ma belle-mère – n’a été que centenaire, pobrecita ! Mais bon pied bon œil jusqu’à 104 ans, faisant sonner sur le carreau du patio sa lourde canne pour réclamer son chocolat. Femme de grande sagesse et d'humble silence, pieuse et pleine d’un respect gênant pour cette famille française que nous avons si peu laissé connaître, Petra s’est éteinte avec le mystère de ses origines et la sévère douceur de son visage indien. Elle avait tout de même une fois volé par-dessus l’océan pour un séjour chez nous quand elle était toute jeune (à peine 88 ans) et ce fut une très belle rencontre, oui, que celle de Petra.

Sa petite-fille embarquait donc, vers 20.., pour la Colombie. Elle emportait avec elle quelques cadeaux. Pour Petra, qui en vieillissant avait souvent un peu froid, un châle de laine écrue à longues franges. Nous pensions qu’il trouverait là une noble utilité, plutôt que de rester dans un tiroir.

La petite-fille de Petra fit plus d’un voyage là-bas. Lors d’un retour, elle rapporta… devinez quoi ? Elle dut alors le conserver encore une dizaine d’années dans ses propres affaires, ce qui représente une performance en soi quand l’on sait que cette nana plutôt gonflée fut militante de squat pendant plusieurs années, à ce titre vécut plus d’une expulsion précipitée, puis changea de région deux fois et d’habitations plus que ça, sans compter la descente du continent, de Cali à Buenos-Aires dans une Dodge 1964 transformée pour pouvoir y dormir, chien compris.

Hop ! Nous voici au printemps de cette année. La voyageuse intercontinentale a (re)posé ses pénates à Sainté (étonnant, non ? Du tout : c'est elle qui a fait découvrir la ville à la Taulière). Il se trouva que celle-ci, un jour qu'elles devaient sortir, trouva qu'il faisait un peu frais. Tu n'aurais pas quelque chose... De pas trop chaud, tu vois, juste pour aller jusqu'à la voiture...

Cette fille-là, elle est rien malicieuse. Elle lui apporta...
« Sabes qué, hermanita ?* »

Le châle de laine écrue a retrouvé l'écharpe de soie. Il ne faut pas que j’oublie d’en parler à la troisième génération. Un carré présumé Bianchini-Férier vieux de cent ans et un châle de laine qui en aligne tout de même quarante et qui a traversé deux fois l’Atlantique, c’est constitutif de notre histoire, y a pas à dire.

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** Synthétiques bien sûr : fauchées, élégantes mais non tueuses, les nanas des seventies


*** Termes en espagnol :

Abuela - abuelita : aïeule, grand-mère - « mémé » (diminutif pris dans un sens affectueux)
« Pobrecita ! » : la pauvre petite !
« Sabes qué, hermanita ? » question un peu rhétorique : « tu sais quoi, petite sœur ? » - « hermanita » est entendu ici comme interjection amicale plutôt que familiale. Il manque le point d’interrogation tête en bas qui, dans la typographie espagnole, marque le début d’une question et qu’il est impossible de reproduire ici.