« Ils prennent place, elle est présente
Tous se faufilent dans mon quartier nocturne
Tous les morts qui veulent se laissent prendre aux filets
De mes rêves
La nuit je ramène les morts volontaires
Pour un brin de causette, une compagnie temporaire

Pourtant ils restent la plupart du temps muets
Ces grands poissons des profondeurs abonnés de ma pêche nocturne

Le père dans les nuits de mes vingt ans
Il ne dit mot mais il porte la chemise bleue de mon amant
Et mon amant porte la chemise bleue de mon père
Il s’éteint dans ma nuit, il est mon amant je dis qu’il meurt
Mais la nuit seulement autrement pour ce que j’en sais
il est toujours vivant et s’il est mort tant pis pour lui
Il n’est qu’un mort de circonstance, il accepte de jouer le mort
Avec mon père, il prend la relève du mort

Nulle séquence érotique dans la nuit de mes rêves de vingt ans
Mon amant mon père tantôt l’un tantôt l’autre ou ensemble allongés près de moi
Tombent du lit tour à tour
Meurent et remeurent dans la ruelle comme on disait autrefois
L'étroit espace entre le lit et le mur
Juste la place pour un corps qui s’effondre lentement sur lui-même, dort, meurt
Dormeur qui ne froisse pas sa chemise bleue

L'un porte la chemise bleue de l’autre

« Le mort saisit le vif » dit l’homme de loi
L’enfant terrifié croit qu’un bras va surgir de la terre et l’agripper là
Une main décharnée forte comme une tenaille rudement le saisir
Au cimetière il marche exactement au milieu de la grande allée

La mère c’est autre chose. Elle est seulement là
Elle ne dit rien mais son silence est bienveillant

Alors que le silence de mes vingt de l’amant-père de l’âme en peine
Est un silence menaçant, je ferais mieux de foutre le camp
S’ils n’arrêtent pas de tomber de mourir
Je me réveille en sursaut le lit est vide ou bien l’amant dort lourdement
Ou se lève attrape sa chemise bleue sur le dossier de la chaise
Et s'en va
Mon père est rentré dans sa case au cimetière
Sa chemise est blanche

Le silence maternel est d’un autre tissu
Elle est morte il est vrai quand j'avais déjà presque trouvé la paix
Silencieuse, modeste, la même exactement
Toujours contente d’être auprès de son enfant, peu importe lequel
Son enfant, être là
Ne rien dire mais se sentir tranquille
Ma mère est une morte paisible
Elle s’installe sur le siège passager et boucle sa ceinture
Elle regarde la route je démarre
Elle a l'air de savoir où l'on va

Mes frères morts je ne les appelle pas
Dans la nuit je ne ramène pas mes frères morts
Ils m’ont été trop étrangers de leur vivant
Je ne peux pas les ramener ils sont partis trop loin

Ces temps-ci mon père revient encore
Après une longue absence
Il porte une chemise plus claire maintenant, bleu très clair
Elle va finir par blanchir peut-être est-ce la dernière fois que je le vois

Pourtant c’est un mort bien vivant
Mais il ne dit pas grand-chose non plus
Enfin il est là pour participer quoi
Du moment que ma mère est là, il est son mari après tout

Un autre homme encore
Je le ramène aussi celui-là
Qui ne se tait pas mais ne murmure que des choses du quotidien
Ces choses que j’aurais bien aimé entendre
Il s’en contrefoutait du quotidien il ne parlait que

Mais – non il parlait pourtant mais pas de ça
De ces choses d’aujourd’hui vaut-il mieux passer par ici ou par là
Qu’en penses-tu qu’as-tu fait de la facture où est-ce que je range cette casserole-ci
Il s’en contrefoutait bien des casseroles – non il aimait les casseroles
Certaines casseroles
je ne sais plus il aimait cuisiner ça oui
Dans mes rêves il ne cuisine plus il n’a ni faim ni soif

Juste deviser tranquillement du quotidien
Il s'assoit là pour mon bien
Mais sa neutralité elle-même m’effraie
Sa présence devient si forte qu’il faut s’éveiller, rouvrir le calendrier
Redire qu’il a disparu tel jour telle année qu’il n’est plus rien
Que je puisse convoquer

La nuit je ramène mes morts le matin je les reconduis
Je me demande jusqu’à quand
Selon la loi de Mr Freud je vais les asseoir ici ou là
Leur faire jouer la pièce, drapés dans des haillons de moi
Sous la chemise bleue derrière la modestie du regard confiant
Au sein du sommeil menaçant ou dans les questions banales
Me parler à moi-même contrefaire la voix des morts
En vérité ça m'use

Que me veulent-ils ? Que je m’obstine à mettre en scène ?
Jouer tantôt le mort et tantôt l’endeuillé
Inventer les dialogues
Epuiser les silences faire tourner les décors
Me réveiller la gueule en coin

Déchiffrer
Perplexe devant la tasse qui fume ? »

Yan Bassett
Poèmes & autre foutaises
L’Impublié, 2016

Reproduit avec l'autorisation de l'auteur