Parce que quelqu'une de ma famille va peut-être y faire un crochet sur sa route pour le visiter, la Taulière se prend d'une curiosité inhabituelle pour cette belle machine.

Les châteaux ne m'ont jamais spécialement attirée. Et même, ils m'ont plutôt barbée dans l'ensemble. Je suis tout de même sensible à la beauté architecturale - Chenonceau n'est pas mal dans le genre - et à quelques détails. Si je me trouve, en compagnie, devoir en visiter un, je le fais volontiers. Sinon, le contempler de loin - ou comme ici, en faire une visite virtuelle - me suffit. Sans compter qu'en regardant les photos je suis assise.

Peut-être ferais-je une exception pour deux petits châteaux : celui de Pirou, avec son allure paysanne et militaire à la fois, sa peau grise et ses douves modestes d'où s'envolèrent, dit-on, une troupe d'oies qui n'étaient autres que les seigneurs du lieu, à l'époque d'une quelconque invasion de vikings.

Sentant venir le danger, les seigneurs et leur suite sortirent à toute blinde du coffre à grimoires une formule magique d'eux seuls connue et destinée à transformer toute la famille provisoirement en ces bestioles. Et de s'envoler. Las, lorsque, le danger écarté, ils revinrent et voulurent redire la formule à l'envers (elle était compliquée), ils ne retrouvèrent point le manuscrit (brûlé ? volé ? égaré ?) et demeurèrent oisons. Depuis ce temps, ils ne cessent d'interroger les visiteurs pour savoir si, d'aventure, au cours de la visite, ils n'auraient pas trouvé certain parchemin... Mais pour les comprendre, il faut savoir cacarder ou jargonner, c'est-à-dire parler oie. C'est pourquoi les oies de Pirou se contentent de naviguer mélancoliquement sur l'eau du fossé.

Et puis, le château du Marchidial à Champeix, perché au sommet de cette discrète localité du Puy-de-Dôme, sur la route qui mène au Cézallier en passant par le val de la Couze-Chambon, et dont le site "Pays d'Auvergne" nous apprend qu'elle possède un "charme méridional". Ce n'est pas faux, le pays d'Issoire regorge de ces villages écrasés de soleil à hautes maisons dont les balcons en fer forgé donnent sur des places ombreuses propices à la pétanque et où la richesse locale se lit sur la hauteur des génoises sous toiture.

Le Marchidial est minuscule, bourru, retapé par les habitants et entouré d'un clos propice à la méditation, dont l'esprit médiéval des jardins demeure intact. D'en bas, le château, au printemps, semble reposer sur un bouquet de lilas. D'en haut, le point de vue qu'offre son pourtour sur les toits de Champeix et la plaine environnante permet de compter le nombre de piscines - impressionnant - des habitants de Champeix.

Les petits châteaux, maisons fortifiées inscrites dans un univers purement agricole, montrent que bien des seigneurs qu'on imagine toujours portant armes sur leurs canassons caparaçonnés, étaient en fait des paysans, pour certains travaillant aussi dur que leurs serfs (mais pas pour des clopinettes, eux).

Chenonceau, donc : passé l'étonnement d'apprendre qu'il a été édifié par une femme, Katherine Briçonnet, qui en supervisa la construction, et qu'il appartint successivement à pas mal de belles et fortunées dames, très bien, on se promène dans des salles qui tirent des "oh" et des "ah". Ce ne sont que galeries, cabinets d'estampes, piaules confortables mais au plumard perché sur une estrade (cassage de gueule garanti si on se lève sans lumière la nuit, ne pas oublier qu'il n'y avait pas de lampes de chevet), plafonds à caissons ouvragés, jardins adornés et spirales de buis, de machins, de trucs violets, d'allées blanches, et puis le Cher si beau sous les lumières matinales et vespérales (du moins sur la photo), bref.

Et moi, rêvant sur les sols carrelés de tuffeau et d'ardoise, admirant les ogives en lignes brisées du clair vestibule et l'escalier à "voûte rampante à nervures", je vois non pas cet édifice mort, sans doute briqué à la cireuse autoportée, aux bouquets propices et "dans le ton" posés artistement sur les guéridons, avec ses murs nets, ses tapisseries flamboyantes, ses crédences contournées, ses fauteuils vides...

Non. Ce que je vois c'est une demeure encombrée de domestiques courant dans tous les sens pour quérir le livre ou l'aumônière que la maîtresse aura oublié dans quelque piaule de l'étage, peinant au long de la galerie en portant le seau d'excréments seigneurial, produits de la nuit dont les patrons se seront délestés, tranquillement vautrés sur leurs chaises percées... Valets de mangeaille se cassant les reins au porter d'énormes plats de gibiers jusqu'à la grande salle à manger...

Je vois les petites souillons à genoux dans les immenses salles, poussant le chiffon, la brosse et le seau. Leurs poignets sont rouges, leurs articulations gonflées. Elles sont ordinairement violées par les grands valets de pied et vont avorter ou accoucher en douce dans l'étable aux cochons, lesquels font disparaître prestement les produits de l'opération, enfants morts ou vivants. Le cochon est bien engraissé. J'entends les coups pleuvoir sur les grouillots de cuisine qui n'ont pas épluché assez vite, je vois les tout-petits de la laveuse de vaisselle porter le bois pour les feux de cuisine. A l'écurie dorment les palfreniers, malheur à eux si le cheval malade ne guérit pas, c'était le favori du seigneur...

Les officiers de bouche et les valets de nuit ont des varices, les cuisiniers ne dorment pas assez, une armada de super-domestiques engueule les moins gradés et, s'il leur plaît, en dénoncent une ou deux pour sorcellerie afin de faire une place à leur nièce...

Je vois les équipages rentrer de la chasse et envahir de leurs bottes crottées les planchers juste cirés, les meutes de chiens se poursuivant et bondissant, leurs pattes boueuses et sanglantes laissant mille traces dans l'escalier que les petites souillons, qui venaient juste de finir le travail, devront récurer à nouveau.

Et je ne vous parle pas des jours de pluie ! Ni des débords du Cher dans les cuisines. Des femmes de chambre et autres suivantes qu'on sonne nuitamment pour avoir une eau sucrée, des idiots employés aux jardins et qu'on fouette par distraction... Des chapelains retors et obscènes vautrés sur les moinillons... Des chasses, encore et toujours, mais cette fois forçant le cerf dans la parcelle de céréales que soignait le paysan et qui devait lui revenir, maintenant saccagée. Des portefaix charriant les provisions par barcasses (il semble qu'ils déchargeaient les marchandises directement depuis la flotte dans la galerie du Cher, la cuisine étant enterrée dans une pile de pont avec ouverture sur la rivière).

Foin de l'historiographie armoriée, tous ces aristos ne pouvaient tenir le rang que par l'armée des esclaves attentifs à leur moindre pet, voilà la réalité des beaux châteaux.

La visite virtuelle (brochure-guide téléchargeable sur le site) se termine cruellement par la pénible vision d'un groupe de touristes écumant le jardin de Diane de Poitiers. Ce ne sont que bermudas et tee-shirts informes, poussettes, appareils photos... Bref, après tant de beauté l'horreur économique cheapo-cheap, la laideur des gens et la laideur du lieu parce que franchement, l'indigestion de buis taillés en boule, quoi.

Eh bien, ça donne envie d'être Diane de Poitiers ou Catherine de Médicis et de foutre dehors tout ce monde, de ramener fissa les domestiques et de fermer le château pour avoir la paix : "Cunégoooonde !! Mon missel armorié ! J'ai dû le laisser sur le banc au fond des jardins, vite, il pleut, ça va le gâter !"