Faut-il qu'un poète disparaisse après avoir porté pendant plus d'un demi-siècle la poésie au coeur de l'Amérique et sans doute bien au-delà, pour qu'on le découvre ?
Quelques mots sur John Ashbery, mort le 3 septembre
« John Ashbery est sans doute le dernier poète américain sur lequel il y ait un semblant de consensus. Sa grandeur est reconnue des deux côtés du spectre – mettant pour une fois d’accord les poètes accusés d’être vieux jeu et ceux parfois vus comme barjots. Il était le premier à s’étonner qu’une figure aussi résolument hostile à la convention, marginale par excellence, en soit venue à occuper une position centrale dans la poésie américaine. Il semble avoir non seulement changé à lui seul les règles du jeu, mais aussi redessiné le terrain où l’on joue. »
(Article paru dans le New Yorker et cité par Courrier International du 6/9).
Ashbery a vécu en France entre 1955 et 1965, nous apprend Le Monde qui lui a consacré un article le 5 septembre. Il était un ami de Harry Mathews, lui-même disparu en janvier dernier et célébré ici par Robert Rapilly.
Maintenant, quelques mots de John Ashbery
“The Chateau Hardware” (1970)
It was always November there. The farms
Were a kind of precinct; a certain control
Had been exercised. The little birds
Used to collect along the fence.
It was the great “as though,” the how the day went,
The excursions of the police
As I pursued my bodily functions, wanting
Neither fire nor water,
Vibrating to the distant pinch
And turning out the way I am, turning out to greet you.
From “The Double Dream of Spring”; reprinted with permission from Ecco Press
...et d'autres poèmes, trop longs pour les citer ici, mais magnifiques, sur cette page du New York Times.
Traduction libre (et laborieuse) de La Taulière
« C'était toujours novembre, là-bas. Les fermes / comme autant de lieux de police ; un certain contrôle / s'exerçait. Les petits oiseaux / avaient l'habitude de se rassembler sur la barrière. / C'était le grand "et alors ?", les nouvelles de la journée, / Les incursions de la police / Tandis que je me préoccupais de mes seules fonctions corporelles, ne désirant / Ni eau ni feu, / Vibrant à un pincement distant / Je surgissais à ma façon, je surgissais pour te saluer. »
Dans ce poème dont le sens précis ne saute pas aux yeux mais dont l'atmosphère est tout à fait tangible (c'est le cas de tous ceux que j'ai lu sur le NY), deux phrases me donnent du fil à retordre : "The excursions of the police", que j'ai traduit par "incursions" bien que le sens de "excursions" en anglais semble univoque, mais par recoupement j'en suis arrivée là, et "I pursued my bodily functions", pour laquelle j'ai interprété car "to pursue" donne "poursuivre, continuer" mais, par recoupement avec CRISCO, le dico des synonymes de l'Université de Caen, j'en suis arrivée à cette notion de préoccupation.
Quant au titre : "Le matériel du château"... Il me demeure parfaitement mystérieux, mais si je m'étais écoutée j'aurais traduit par "Bâtir son château". Là encore, j'ai subodoré une expression idiomatique que je n'ai retrouvée nulle part.
Ainsi ces quelques vers ont-ils fait « (...) surgir d’une apparente banalité des énigmes vertigineuses », comme on peut le lire dans un article de L'Obs consacré à ce poète salué comme un des plus grands, et dont La Taulière, à sa grande confusion, n'apprend l'existence qu'aujourd'hui.
« …leurs chansons courent encore dans les rues… »
C'est tout ce qu'on souhaite à la poésie de John Ashbery, qui n'est heureusement pas près, elle, de disparaître.
Merci. Et pour ma part, c'est avec "double tristesse" que j'ai appris la mort de Ashbery le même jour que celle de Walter Becker une moitié de Steely Dan (avec Donald Fagen), groupe américain ô combien chéri et apprécié.
C'est comme si on m'avait mis deux coups sur la tête en même temps... deux grands, voilà, chacun dans sa branche !
Je découvre aussi ... j’aime beaucoup cette atmosphère, des pistes suggérées où il manquerait des mots. Effectivement, le sens ne saute pas aux yeux, c'est pour le moins une question de ressenti … Aussi intraduisible qu'un poème japonais !
Pour le titre, je penserai à " La Forteresse" (poids de la matière du château). Ensuite, j’ai été tentée par ce périlleux exercice et me suis laissée aller à une traduction sensiblement différente de la vôtre chère Taulière, modeste interprétation -mon bagage en anglais tenant dans un baise-en-ville!
ici, c’était toujours novembre
les bâtiments des fermes formaient une enceinte sous contrôle
petits oiseaux se rassemblant le long de la barrière pour le grand « alors ? »
comment s’est passée la journée les incursions policières
J’annihilais alors mes besoins vitaux ne désirant ni feu ni eau
quand attiré par un lointain signe
oubliant ma façon d’être
me tourner vers toi
Le moins qu'on puisse dire, c'est que si "il a changé les règles et redessiné le terrain de la poésie", ses mots ne sont pas complètement hermétiques pour la néophyte que je suis. Merci pour cette découverte !
@ K : et découverte pour moi que Steely Dan (en écoutant Two against Nature), et salut tardif à Walter Becker
@ Espiguette : grand merci pour cette traduction très interprétative, je ne suis pas assez experte en l'english language pour en parler, mais cette proposition sonne bien et installe un climat. Il est vrai que j'ai, pour ma part, une manie de la traduction "au plus près" pour ne pas risquer d'écrire "un autre poème" que celui de l'auteur. La poésie est un langage, sans qu'il y paraisse, très, très précis... Deux passionnants textes de Paul Auster figurent dans "Le carnet rouge - L'Art de la Faim", à propos de la traduction de poèmes, en particulier un de Paul Celan (de l'allemand à l'anglais) et le fameux "Pont Mirabeau", qui donne à Auster bien du fil à retordre. Sa poursuite de l'expression exacte est fascinante. Pourtant, Auster, qui a traduit Sartre et Blanchot, n'est pas un apprenti.