Ne dites pas que je suis de Nantes

Ne dites pas que je viens de l’autre côté de la Méditerranée
Ne dites pas que je suis de Dordrecht, de Caracas
de Marrakech ou de Qamani’tuak

Ne dites rien

Surtout pas que je suis breton-bretonne
basque depuis quatre générations
alémanique, arverne, ségusiave ou caucasien.ne

Ne vous risquez pas à penser que j’ai du sang irlandais
Que ça fait de moi un authentique fils de pionnier
Ni un beau fils de pute

Ne me traitez pas de WASP ni ne comptez mes degrés de noir

Ne cherchez pas à savoir si je suis Peul ou Xhosa
Ne mettez pas de majuscules à ces noms

Ne dites pas que je viens de Bukavu, Goma, la région des Lacs
Que je suis Tutsi, Hutu,
Que mon cousinage avec les royaumes mandingues me place au premier rang
à Taoudénit, Bir lahlou
Fort-Repoux, Terguit, Chinguetti…

N’essayez pas d’insinuer que je suis de Paris, de Bâle
De Basel ou de Parigi, de Nueva-York ou de Cairo, Illinois

De Bandar-Abbas, Fresco, Soubré

J’habite Ashinohe, Oga, Ulaan Chab, Hohhot, Oustkoksa
Nowospasskoje sur Kooperativnaya
Cululu Saladero Cabal carrera 36, 7-22
Baudemont, Prêles, Tschugg derrière l’église

Je vis dans le DF mes grands-parents viennent de Tlaquiltenango
Je n’ai pas d’électricité à Beit Hanoun ou Al Bayuk
Je n’ai pas de riz à Malakal

A Exarcheia je n’ai rien du tout

J’habite un cabanon près de la gare de La Pomme
Mon logis est modeste, Schanzelgasse à Graz
Pippinstrasse 5, à deux pas de l’ancienne synagogue, Paderborn
que les nazis brûlèrent en 38 pendant la Kristallnacht

Chengzhou, Yongzhou
Shaoyang, Hengyang

Tous les matins je pêche dans la partie vénézuélienne de la Laguna de Cocinetas
Je suspens ma veste en entrant dans ma chambre au Sky Garden Lounge à Pekanbaru
Le caissier du Spolem me salue, 59 Marcina Kasprzaka, Lodz

Je viens tout droit par mon grand-père de Watchet, Lynton, Ilfracombe
Et par les femmes je descends je descends de Haik, de Gengis
Je descends de Marie-Sara, de Thérèse et de Wilhelmina
Au fait, je descends
De mon arbre

Ne dites surtout pas que je suis francique
Ni européen.ne je ne parle pas le gaélique ni le finno-ougrien
Ne me situez pas dans une province de Chine orientale
Ou sur une île caraïbe

Et puis, par pitié, pas d’Occident ! Pas d’Occident !

Ne dites pas que je suis maghrébin.e
Comme si c’était un département français d’Outre-Mer

Al-Maghrib ou Mashrik
Ne me demandez pas d’où je viens
N’essayez pas de supputer ma provenance
Mon origine mes ancêtres

Ne tentez pas de lire sur mes traits
La forme de mon visage ma stature, mon pas, mon maintien
Ma tenue mes couleurs mon allure générale

Ne cherchez pas mon costume local
Mes coutumes, ma cuisson rituelle des gâteaux de fêtes funéraires

Je n’ai pas de religion
Ni chrétienne ni brahmane
catholique apostolique ou du rite malankare-orthodoxe
Je n’invoque ni le prophète ni un quelconque maréchal

Je ne me recueille pas sur la Bible
Ni en bavant devant le portrait d’un général

Dans mon vestibule pas de niche avec lampe rouge et Bouddha doré
sainte Vierge neu-neu, rameau d’olivier
Pas de moucharabieh ni de confessionnal
Je ne vais pas au temple, j’évite la mosquée
Je ne prie pas : ni en regardant l’Orient, le Sud, l’étoile polaire
Y me cago en Dios y todos los santos

Comme vous je réside temporairement à la surface de cette planète
Comme vous je viens de la poussière des os

Yan Bassett, Plaidoyers
L’Impublié, 2017
(Avec l’autorisation de l’auteur)