Eté 58 : la jeune Taulière ne quitte plus le jardin derrière l'Auberge Bressane où la famille s'est installée l'année précédente. C'est un espace parfaitement adapté à un enfant de dix ans : attenant à l'auberge, suffisamment vaste pour que s'y trouve cette zone affranchie du regard adulte, nécessaire à l'épanouissement de la vie enfantine. Mais pas trop, pour que subsiste le sentiment de sécurité.

De jardin, elle n'en avait pas connu jusque là. Il serait probablement assez ennuyeux de le décrire in extenso, chacun.e sachant à peu près de quoi est fait un jardin. Au fait, connaissez-vous de la langue mot plus aimable que celui-ci : jardin ? A mes oreilles il résonne aussi doux que "berceau"...

Au jardin il est deux places de prédilection : tout au fond, à la limite des territoires connus, un gros buisson de lilas dont les troncs forment un berceau, justement. On peut s'y nicher (un corps de dix ans le peut). On peut y jouer à "c'est chez moi et personne n'entre", s'enivrer en avril du parfum de ses abondantes et grassouillettes grappes mauves porteuses d'un peuple bourdonnant. On peut, tout simplement, y bouquiner son "Mickey" de la semaine ou le "Sans famille" d'Hector Malot, épouvantable mélo tire-larmes dont j'apprends aujourd'hui (on ne m'a pas préparée, quel choc !!) qu'il comporte deux tomes !

L'autre "place to be", c'est l'énorme rosier couleur thé, dont j'ai une fois écrit étourdiment que ses fleurs étaient rose saumon (cuit), quelle vulgarité mon dieu.

Assise sur le muret qui surplombait la rue, saoulée du parfum capiteux de ce rosier, se collant partout sur les joues, dans le nez, les oreilles, une orgie de pétales tombés, au besoin faisant choir une de ces roses mûres à point pour s'en gaver, la jeune Taulière pénétrait les arcanes du romantisme.

Une photo rendrait compte de l'incongruité de la scène : imaginez en plein accès de désespoir werthérien, vautrée par terre et se couvrant de pétales, une sauterelle filiforme (ceux qui me connaissent aujourd'hui seront surpris de l'évolution physiologique de ma silhouette, mais j'ai des documents pour prouver ce que j'avance), les cannes maigres sortant d'un short élimé, les espadrilles trouées, les genoux couronnés et grisâtres, la bouille brunie, les cheveux frisés façon afro (bien avant la mode) partant dans tous les sens et les mains collantes du dernier goûter.

A partir de là, ce fut une débauche d'amours éthérées : pour le jeune Riri (Henri) G., mince et grand blond pâle aux yeux de lac bien trop vieux pour elle (quinze ans ! Il ne la voyait même pas et n'en sut jamais rien) et d'autres encore. Les lectures de romans piqués dans les étagères de la chambre maternelle, des livres où les gens s'embrassaient sur les lèvres (émoi coté 17 sur un curseur de 1 à 10)... Et la musique.

Qu'était donc la musique, dans un café-restaurant des années cinquante, planté dans un bourg de 400 âmes ? Les ritournelles de la radio. Les mêmes, que chantait en s'accompagnant au piano notre soeur aînée (très belle voix mezzo). Les mêmes encore, reprises par d'inénarrables formations en trio (un accordéoniste aux soufflets percés, un batteur souvent à contretemps et un trompettiste qui faisait à l'occasion le clairon pour le 11 novembre, "Aux morts !"). Trios de fortune, mais dévoués, faisant "l'orchestre" dans ce que, jeunesse ignorante, vous n'avez pas connu : les bals montés.

Un bal monté est un lieu de délices sous une toile de chapiteau montée (d'où le nom) à force de piquets, haubans, mât central et cales de bois, et qui contient un plancher rehaussé et rendu glissant par le frottage aux copeaux de savon. L'annonce d'un bal monté faisait monter aussi la température du village pour deux raisons essentielles : d'abord la certitude de serrer contre soi, jusqu'à ce que l'orchestre plie bagage, le corps gracile (plus ou moins) d'une de leurs "conscrites" parmi lesquelles, immanquablement, leur "bonne amie". Avec espoir de conclure. Et surtout, la perspective d'une bonne baston derrière le bal, avec les mecs du bled voisin, la tribu héréditairement ennemie.

Le bal monté possède une entrée officielle, où les gars du village promus caissiers tamponnent le poignet des teen-agers : demoiselles et gaillards parfumés à l'eau de Cologne, tou.te.s tiré.e.s à quatre épingles et quelques amortis représentant, en gros, la parentèle : les hommes à la buvette (ça finissait généralement, là aussi, en rixe nombreuse et complexe pour des vexations jamais établies ou d'antiques rancoeurs cadastrales), les femmes assises au long des parois de toiles, pleines de l'espoir d'encore tourner une valse, espoir finalement réalisé par le fils aîné. Plus quelques vieux garçons saouls avant d'entrer (ils s'étaient donné du courage) et qui n'emballaient jamais rien. Mais aucun enfant ne passait le seuil du bal,car il était payant et nous ne disposions pas d'espèces.

Nous avions, en revanche, la minceur et la souplesse, donc nous utilisions la deuxième entrée : par l'extérieur, au bout du chapiteau, derrière l'orchestre. Il suffisait de se faufiler sous la toile et de se hisser sur l'estrade. On redescendait ensuite, d'un air dégagé, se mêler à la foule oscillante, déjà trop compacte pour que quiconque puisse repérer la resquille. Ils devaient s'en foutre, en fait, ayant tous, eux aussi à leur époque, emprunté la voie transgressive de la gratuité.

La musique. Parfois, si le bal m'était resté fermé ou s'il se déroulait dans la "salle de danse" de l'auberge (un équipement de luxe où trônait le piano de la frangine et ou, pour le coup, j'étais sévèrement tricarde), des lambeaux de chanson parvenaient jusqu'au rosier où la Taulière se vautrait, en proie à ses affres du moment (ah mon Riri...). Des sifflantes d'accordéon, le rythme à la boiterie obsédante d'un cha-cha, la stridence modulée d'une trompette interprétant "la Valse brune" (... "des chevaliers de la lune / que la lumière importune"...). Soit dit en passant, cette chanson poétise sur les torgnoles que filent les mecs aux meufs. J'hallucine.

La version de Georgette Plana restitue assez bien la performance musicale des instruments cités, bien que ses accompagnateurs, eux, jouent juste. Quant à l'avalanche des commentaires de languissants 70 ++ sur la page YT, elle montre que nous autres vieux on sait tout de même manipuler l'internet, nom d'un dolby stéréo. Et que la Taulière n'a pas le monopole du coeur, chuin, chuin.

Une chanson surtout demeure, dont la mélodie reste à jamais gravée dans mon vieux cerveau d'aujourd'hui, au fond duquel sont planqués, dans les plis d'une circonvolution en cul-de-sac, quelques neurones peureux de l'oubli serrant contre leur coeur l'odeur des roses thé et l'air de la chanson, les chansons, cette chanson-là.

Jusqu'à cet après-midi, ce souvenir demeurait là, stocké, disponible, discret. Il y eut bien, au long des soixante années écoulées, quelques réminiscences, mais incomplètes, comme posées sur le vent, frêles passantes, fredonnements et notes en l'air... Mais aujourd'hui je l'ai retrouvée ! Quoi ? L'éternité ? Non, la chanson, ce qui revient au même.

En déjeunant chez une amie, il y eut un fond sonore agréable : Agnès Jaoui chantant le fado. Belle voix, Jaoui. De retour à la maison, merci ô Saint-Internet, je retrouve quelques titres de l'album et me régale les oreilles. Ca s'écoute. C'est pas le top de l'émotion musicale mais bon. Et soudain...

BOUM !! dans le coeur de la Taulière. Retentissent les premières notes de "Historia de un amor", et VLAN ! D'un clic je me rue sur les versions françaises de l'époque et, ah oui la voilà, Gloria Lasso 1958. Un 45 tours que faisait tourner notre soeur aînée, laquelle avait des rêves un peu plus argumentés que les miens.

Elle est là, la petite madeleine ! Drôlement croustillante, pleine charge, avec sa mélodie simplette. Cet enchaînement de notes là :

Mon histoire
C'est l'histoire d'un amour
Ma complainte
C'est la plainte de deux coeurs
Un roman comme tant d'autres
Qui pourrait être le vôtre
Gens d'ici ou bien d'ailleurs

On préférera la version Jaoui (on n'est pas obligé de se taper la vidéo, diaporama torride, mucho sentimental) dans le texte espagnol d'origine. Les reprises des années cinquante, avec leur rythme "francisé", aplatissaient la charge dramatique de la chanson. Mais moi, à dix ans, la charge dramatique de Gloria Lasso, ça me suffisait bien... Ca m'emportait, vous savez... Là-haut, là-haut...

Enfin, je ne sais pas, si vous avez un jardin, essayez. Mettez le son à fond dans votre salon, ouvrez la porte-fenêtre un soir d'été et allez vous rouler par terre près d'un rosier en vous faisant pleuvoir des pétales partout (si vous avez des voisins je ne réponds de rien). Et dites-moi si ça le fait ? Si l'on en croit, là encore, les commentaires sur YT, on doit être un certain nombre à s'être roulés dans les pétales.

Clin d'oeil : la transcription des paroles sur internet souffre de quelques lacunes. Par "Avec la roue l'on s'enlace / Celle où l'on se dit adieu", il faut entendre "Avec l'heure où l'on s'enlace" bien sûr. Cette version un peu fracassée du texte aurait bien fait rire Boris Vian, qui l'aurait mise à l'honneur dans son impeccable essai "En avant la zizique", une excellente lecture qui parle des vieux métiers de la chanson... Là haut, là-haut...