... Un copain me disait un jour : « Quand je me lève le matin, mon premier geste, c'est la douche. S'il n'y a pas de douche, il n'y a pas de deuxième geste. ». Sage attitude devant la vie.

Un des premiers gestes de la Taulière, le matin, c'est "d'allumer le poste". Consciente de l'obsolescence, de la désuétude de cette expression, nous la posons ici par mesure de sauvegarde relative (très relative ha ha !! En pensant au devenir des milliards de textes écrits dans le vide béant du virtuel, en imaginant quelque cataclysme qui foutrait à bas comme des allumettes aussi bien les centres de stockage de données que les plus vieilles cathédrales, qui raserait les Alpes, détournerait violemment le Rhin vers la Méditerranée et ouvrirait l'Europe en deux pour que s'y rue l'Atlantique bientôt réduit à un fleuve peinard et large comme deux Allemagne qui se fraierait un chemin aisé jusqu'au Pacifique tandis que l'Inde, soudain exhaussée de plusieurs milliers de mètres, se déverserait en miettes sur la Russie et que l'Afrique épouserait étroitement l'Amérique du Sud, la ruine achevée des capitales, Paris ensevelie sous un liseron géant - image venue droit de ma banquette de 20 mètres carrés au sein d'une parcelle jardinière - et la BnF éventrée, des bouillabaisses de livres trempés, les paperolles de Proust voguant aux côté du Quart Livre navré, la lettre du Dr Destouches à son éditeur s'excusant d'avoir produit ce petit livre et c'est sûr que si on avait vu le fond de son âme on lui aurait interdit la porte de l'édition, le fonds coréen, le Catalogue des manuscrits tamouls, tous les tomes de Jean-Christophe, de Romain Rolland, quelques infamies houellebecquiennes, des tonnes de journaux, l'Intran et l'Huma chevauchant Paris-Match de 1952, le poids des mots luttant d'insignifiance avec le choc des photos devant l'épouvantable magnificence des tempêtes stellaires déchaînées, tout ensemble avecque le Supplément français de la Bibliothèque du Roi de 1756, de vieilles éditions du Vidal, quelques reproductions des codex mayas et les globes de Coronelli flottant par-dessus tout ça, embarqués dans un tourbillon géant s'enfonçant dans la Sibérie, avec, collée sur la représentation des mers comme un infime, ironique et ridicule manifeste de l'existence humaine, une page du Catalogus codicum manuscriptorum Bibliothecae regi...) bref, sur la planète ainsi livrée à une juste et énorme fureur qui ferait passer les cimetières humains pour de joyeux rendez-vous de pique-nique et l'interprétation scientifique des avalements de matière noire pour des contes de Grimm revisités à l'usage des bambins, la sauvegarde en effet très relative ha ha ha je suis pliée, des ratiocinations taulièresques pèserait-elle autre chose que l'impondérable atome d'une cendre volatilisée dans la stratosphère ? Et encore, ne faudrait-il pas diviser cet atome par un nombre dont la puissance ne permet pas de l'écrire ici ?

Eh bien, on a allumé le poste tout de même. Les visions d'apocalypse n'empêchent pas de siroter un thé au jasmin un peu trop infusé ce matin, légère sensation de collage-aux-dents, et de tomber, comme premier son, sur les cinq ou six dernières mesures d'une pièce de Dutilleux, Correspondances : A Slava et Galina, Barbara Hannigan (soprano), Orchestre Philharmonique de Radio France, Esa Pekka Salonen (direction).

On peut prendre connaissance, chez YouTube, de l'ensemble des "Correspondances" bien que le son, un peu étouffé (mais ça vient peut-être de chez moi) ne rende pas vraiment justice, ni à l'orchestre, ni aux voix. En revanche, cette vidéo est intelligemment accompagnée des textes - des correspondances, en effet - sur lesquels Dutilleux a composé (cliquer sur "PLUS" sous la vidéo).

Pour découvrir Barbara Hannigan, chanteuse et directrice d'orchestre, si comme la Taulière vous ne la connaissiez pas, voici une page très utile de France Musique où l'on verra qu'il s'agit d'une très belle femme au visage extrêmement intelligent - plus rare qu'on ne le croit, où l'on pourra surtout l'entendre chanter, ce qui se passe de commentaire tellement c'est magnifique, et surtout, apprécier son professionnalisme, son intelligence, bref, de telles personnes devraient engager la Taulière en pantoufles à cesser de barjaquer (*) sur son clavier, mais voilà-t-il pas qu'elle persiste. Or, avant de sombrer dans la digression scriptorrhéique, elle ne voulait que partager avec vous une réflexion de Barbara Hannigan qui l'a frappée.

Que disait donc Barbara Hannigan après le petit silence qui suivit "A Slava..." ? Eh bien, qu'elle ne chanterait plus cette pièce (les "Correspondances"). A la présentatrice légèrement interloquée, qui comme l'auditrice errait peut-être entre une explication bizarre, une confidence improbable ou la prescience d'un drame intime, Hannigan opposa une leçon de vie grande dans sa simplicité : elle ne chanterait plus cette pièce parce qu'il fallait laisser aux jeunes voix, aux chanteuses qui montent, l'espace et le temps nécessaire (elle insista sur cette dernière dimension) pour l'interpréter. Et que si elle, Barbara Hannigan, continuait à les enregistrer et à les donner, cela boufferait l'espace aux jeunes.

Boum. Ca laisse sans voix, c'est le cas de le dire, étant donné la débauche d'ego à laquelle on est la plupart du temps confronté.e chez une majorité d'artistes. Mais logique de la part d'une professionnelle, investie à fond dans la promotion, la formation, le perfectionnement de jeunes musicien.ne.s via sa fondation mentor Equilibrium.

La page de France Musique consacrée à cette belle personne est bien fichue, le trailer de "Music is music" drôle et engageant... Immergez-vous, faites-vous plaisir !

Et prenez donc le temps d'aller visiter le site d'Equilibrium. C'est en anglais, mais il y a quelques professions de foi de Madame Hannigan qui se lisent et se comprennent facilement.

Temps de faire silence.

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(*) Barjaquer (péjoratif) : parler de manière incompréhensible (langue ou accent étranger), s’exprimer de manière peu claire, grommeler, mais aussi bavarder à tort et à travers. Lexique georgettien, recueil de vocabulaire, d'expressions et tournures familiales ou régionales dombistes de Georgette, 1913-2002