La vision qu'ont les Français de leur industrie semble soumise à une injonction paradoxale violente. Celleux qui ont fait cette industrie, les ouvrier.es, voulons-nous dire, en sont, depuis l'avènement de la "fabrique", les victimes en première et dernière instance. De quoi donc est faite cette vision contradictoire ?

D'un côté, asservissement et concassage de vies humaines par fournées de mille, perpétrés depuis quelques siècles par des patrons qui n'ont pas attendu la naissance et encore moins la confirmation de la doxa ultralibérale pour transformer la sueur et le sang ouvrier en un patrimoine indécent. Les "modèles" ne sont d'ailleurs pas seulement français : Ford et la standardisation des tâches. Les tisseurs de Manchester, la Ruhr... Plus près de chez nous, Berliet, ses camions et son patronat dit "social". Schlumberger. Arcelor Mittal. Métallos, fondeurs, chair à canon des manufactures de laine, de soie, de papier. Les deux cent familles... La pollution et la dégradation des conditions de vie dans les usines et alentour : parcs à matières farcis de métaux lourds, anciens dépôts de chimie dégueulasses qui ont salé les sols jusqu'à la dixième génération, rivières sacrifiées par les papetiers... L'impossible choix : devenir complice de la grande saloperie productiviste, lui louer sacrifier sa force de travail et son âme, ou crever de faim.

De l'autre, la fierté légitime de ces "usagés", comme aurait dit Gary : l'orgueil de celles et ceux qui ont fait la prospérité française en donnant leur corps et leur savoir-faire à l'usine : la très belle pièce à l'alésage parfait. L'acier sans bulle ni paille. La laine fine. Les pâtes alphabet. La dentelle la plus aérienne, le Concorde, le très fameux FAMAS stéphanois... En parlant d'armes, en voici une à double tranchant parmi les plus redoutables : la fierté ouvrière. Celle ou celui qui a réussi un produit d'excellence, fût-ce un simple écrou, reçoit, en plus de son salaire en monnaie, une paie impondérable, une gratification dont ellil seul.e connaît le prix. Mais ce sentiment attache l'ouvrier.e à sa machine, à son patron, à ses conditions de travail. Si insuffisantes, voire éprouvantes, soient celles-ci, plus la caresse narcissique du "beau travail" est intense, plus l'employé.e est, en fait, ligoté.e/soumis.e. Quand, de surcroît, une récompense concrète, pécuniaire, fût-elle microscopique, vient saluer le beau travail ou la bonne idée, alors c'est l'apothéose.

Le documentaire crépusculaire de Marcel Trillat, "Les prolos", illustre parfaitement ce qu'a pu être ce sentiment et comment il était déjà, et plutôt amèrement, décrypté (le film date de 2002) par les intéressés eux-mêmes. Témoin la séquence hallucinante où un gars explique comment, après avoir fait économiser, grâce à une invention de son cru, des dizaines de milliers de francs à son employeur (Renault Trucks), il est récompensé par... une petite cafetière.

Une autre image de cette situation paradoxale, cruellement démultipliée par l'actualité depuis maintenant plus de quarante ans, est celle de l'ouvrier.e en lutte occupant le lieu de son esclavage : l'usine, pour la défendre contre une fermeture, un prédateur financier, un liquidateur... Certes, l'ouvrier.e défend d'abord ses immédiats moyens de vie : son salaire et ce qui s'y rattache, la sécurité - relative - de son emploi. Mais la lutte, souvent magnifiée par les reportages et les articles de presse, met aussi en lumière cette fierté, le sentiment d'appartenance, d'identification même, qui sont au coeur de cette double contrainte : c'est alors qu'on dit "les Conti" (Continental), "les Moulinex"... Dans tous les cas, le nom ou l'acronyme de la boîte résonnent bien avant - voire à la place - des noms des sacrifié.e.s : Testud, Seita, Lejaby, Vivarte, Whirlpool, GM & S...

Il n'y aurait de réponse satisfaisante à cette situation invivable et pourtant vécue, que l'appropriation des moyens de production par les ouvrier.e.s elleux-mêmes. Le nom de Lip vient à la mémoire des plus âgés d'entre nous (1973). Plus récemment, "les ex-Pilpa", comme les appelaient les journaux, des salarié.e.s qui ont racheté en 2013 l'usine de crèmes glacées d'où l'on voulait les bannir et en ont fait la "Fabrique du Sud" puis "La Belle Aude". Aux dernières nouvelles (juillet 2017) les scopistes de La Belle Aude se portent bien et leur bébé aussi. Même chose pour "les Fralib" qui commercialisent aujourd'hui en coopérative leurs thés et infusions sous la marque emblématique "1336" (1336 jours de combat pour y parvenir, et une marque-témoin de ces luttes et aujourd'hui présente dans la grande distribution).

Ne rêvons pas. Les obstacles financiers, juridiques, matériels que doivent franchir les candidats coopérateurs sont de nature à décourager même les plus enragés, ou presque. Il faut avoir la fibre solidaritaire solidaire (la Taulière était en pleine déconnade quand elle a écrit ça !!) sacrément implantée pour aller au bout de la démarche. Quand on ne vous barre pas l'accès à la reprise, purement et simplement, au sortir du tribunal, comme ce fut le cas pour les ouvriers papetiers d'UPM, ex-Papeteries de Docelles.

Parmi les articles en ligne aujourd'hui, une "information" a priori surprenante : le directeur de cette usine, la plus vieille de France, en activité depuis... 1478, un demi-millénaire tout de même, papeteries qui ont traversé les turbulences des "crises" successives avec différentes conséquences dont les inévitables rachats et désossements, ce patron, donc, a décidé et fait opérer le sabotage des lignes et cuves papetières (des matériels de plusieurs centaines de millions d'euros dont une machine neuve pas encore déballée), rendant la vente aux enchères du matériel de peu d'intérêt pour d'éventuels concurrents. Cette précision semble constituer le centre du mobile de ce sabotage.

En attendant, la presse claironne ces deux mots "sabotage", "patron", on a une information partiellement grossie, partiellement occultée, comme d'habitude et on ne comprend ni le geste, ni ses implications.

Pour essayer de saisir les tenants et les aboutissants de cette navrante histoire actuelle, on peut chercher sur internet les reportages parus depuis le début de la déconfiture de cette papeterie historique, passée récemment aux mains d'UPM, son propriétaire finlandais.

Une partie de l'histoire par ici, et aussi par là. Pas moins de six reportages ont été consacrés par France 3 Grand-Est à cette aventure papetière et à sa triste conclusion.

Vers 2010, la Taulière avait proposé à l'IHS (Institut d'Histoire Sociale) de la CGT, à Lyon, dans le cadre de son mandat d'élue, qu'on mette en chantier un livre blanc du désossement de l'industrie française. Il se serait agi d'une recension rigoureuse et calibrée de chaque fermeture, de chaque "devenir" de celleux qui avaient fait les histoires des entreprises assassinées : un bref historique des faits et de leur origine. Une analyse succincte des solutions proposées (ou non). Un retour sur les conséquences sociales sur le territoire. Peut-être, fin du fin, une mise à jour du type "vingt ans après".

Sans doute aurait-il fallu au bas mot deux tomes, si l'on voulait commencer d'égrener ces morts en partant, en gros, du "premier choc" pétrolier. On aurait pu alors se contenter de lister la plupart des faits, mettre l'accent sur les luttes emblématiques, sur les plans sociaux les plus importants, sur les successions de rachats... Et y joindre un dossier de presse.

Il ne manquait certainement pas de chercheur.e.s en histoire, en sciences sociales, en économie, etc. qui auraient été très heureux.es de participer à un tel travail. Une recherche-action co-financée par l'Université, les collectivités territoriales, les grands syndicats et peut-être quelques grands titres de la presse nationale ou régionale aurait pu prendre naissance et aboutir à cet annuaire des catastrophes

Un tel ouvrage n'existe pas aujourd'hui, n'existera jamais. Il y a d'innombrables archives de presse, mais éparses. Des pages et des pages dans les dossiers des ministères, de l'Assemblée Nationale et du Sénat, mais difficiles à collecter. Les centrales syndicales détiennent une partie non négligeable de ces histoires, ainsi que les communes. Nombre de délibérations de conseils municipaux en portent les traces. Les tribunaux de prud'hommes, de commerce, voire d'instance, sont en principe garants des archives juridiques. Mais tout cela, dispersé, daté, chronologiquement enterré.

Un tel ouvrage aurait simplement, si l'on peut dire, en rassemblant ces histoires, montré la monstruosité de ce mouvement et la scélératesse de ceux qu'on appelait dans les années 80 des "raiders", terme franglish destiné à grimer légèrement l'activité charognarde des acheteurs d'entreprise occupés à en scinder les éléments en parties vendables : ici un stock, là des brevets, et que je te refile une technologie avancée, et que je me garde le portefeuille de clientèle et les éléments de prospective... D'éléments matériels en immatériels, la boucherie se continuant aujourd'hui, en traçant ses contours, sa cartographie, en exposant sa surface, on aurait pu désigner le mal plus efficacement, sans compter la contribution à "L'histoire sociale" de l'industrie française et peut-être l'encouragement à quelque réflexion sur le moyen de contrer cette lame de fond (baptisée "tendance lourde" pour décourager l'initiative).

L'IHS ne sembla pas saisir l'intérêt d'une telle entreprise et son représentant accueillit cette suggestion avec un bon sourire. Avec le recul, je ne suis pas sûre qu'il ait bien tout compris, il n'était pas tout jeune, papy.

Aujourd'hui, la mémoire de ces faits, extrêmement volatile, encore davantage depuis que la presse se fait principalement "en ligne", est en plein naufrage.

Mais au fond, quelle utilité ? se demande la Taulière.

D'où le coup de cafard.