La scène se passe en 1972, dans une petite agence d'affrètement fluvial et routier sise dans le quartier aujourd'hui très gentrifié de "Confluence", dans le 2e arrondissement de Lyon. Celui-ci n'était à l'époque qu'un large et triste quai pour partie pavé, bordant le port Rambaud (sur Saône), ses deux portiques roulants, son annexe de la Chambre de Commerce et son immeuble de bureaux d'affrèteurs (interdiction de parler boulot dans les toilettes, car la concurrence utilise les mêmes, sur le palier commun et risque de capter une info sensible).

L'agence se compose de six personnes : le patron, qui patronne et fait le commercial ; sa femme, responsable de l'affrêtement route ; un gars en or, fils de marinier, qui gère l'affrètement fluvial. Et puis trois secrétaires, parmi lesquelles la jeune Taulière. C'est une équipe soudée, rigolarde, bosseuse. Personne ne tire au flanc, mais quand il s'agit de lever le pied pour s'en jeter un dans le bureau du patron, on radine tous les cinq et Jean-Pierre sert l'apéro avec libéralité. Il nous arrive d'affréter le dimanche matin pour ne pas bloquer un marinier au port, mais à la sortie, c'est restau payé par le boss.

S'il n'y a rien à faire et qu'on ressent l'urgence d'aller s'offrir une petite chose en solde, JP fait un geste large en direction de la porte et on s'égaille avant l'heure en direction de la ville. Et quand on est à fond dans le boulot, il lui arrive de s'éclipser rapido pour courir chez Pignol, pâtissier traiteur très haut de gamme, et nous rapporter une pleine boîte d'éclairs au chocolat à tomber. Brave JP ! Un pareil patron ça existerait encore ? Il n'était pas beaucoup plus payé que nous, d'ailleurs. Ceci explique peut-être cela, cette toute petite échelle salariale, à peine un escabeau, et ce turbin où il fallait se serrer les coudes...

Lorsque la Taulière a quitté cette boîte miraculeuse pour aller bêtement se fourrer dans une entreprise "normale" à cause d'un différentiel de salaire qui n'en valait pas la peine, elle est tombée de sa chaise parce qu'elle croyait que toutes les boîtes étaient comme ça ! Elle a conjugué "déchanter" à tous les temps... De tous les petits métiers qu'elle a exercés, celui-là était le plus drôle, le plus exigeant mais le plus gratifiant. Aussi la Taulière n'oubliera-t-elle jamais son passage dans le monde farfelu, agité et généreux de l'affrètement.

L'affrètement, c'est une activité de "coup de feu" : certains jours rien ne bouge. D'autres, les téléphones surchauffent, les documents ne sortent jamais assez vite des machines, les mariniers font les cent pas dans le hall en beuglant et tout le monde court en rond en se cognant dans les classeurs. Quand un affrètement se présente ou est demandé, il s'agit de ne pas avoir les deux pieds dans le même sabot.

Nous parlons d'une époque où les portables n'existaient pas, bien sûr, mais la numérotation automatique à dix chiffres non plus, ni même à huit. Pour joindre d'autres régions (sans parler de pays !!) il fallait sonner "l'inter". On composait donc le 15, qui vous mettait en relation, non pas avec un toubib soupçonneux (le SAMU non plus n'existait pas encore) mais avec une dame plus ou moins agréable à qui il fallait demander le 22 à Asnières ou tout autre numéro en France.

Après une attente variable, pendant laquelle les dames du téléphone, dans un central quelconque, enfonçaient fébrilement des fiches dans des trous de contreplaqué tout en distribuant les appels dans l'ordre et sans jamais se tromper, le casque à l'oreille et le compteur à portée de main, "l'inter" vous rappelait et vous disait "vous avez votre numéro, parlez" ou bien "c'est toujours occupé, je le refais".

Remarquons au passage que, tandis que les dames de "l'inter" composaient, poireautaient et recomposaient les numéros demandés, vous aviez le champ libre pour faire autre chose. C'était comme d'avoir une multi-standardiste sacrément compétente, qui prenait en charge pour vous l'attente téléphonique et l'énervement subséquent.

Donc imaginez une après-midi "coup-de-feu". Tiens, ça devait être un jeudi. Car le jeudi, au bureau (1), si vous voulez savoir ou si vous ne l'avez jamais remarqué, le jeudi est un très sale jour, quel que soit le corps de métier : d'abord on est claqué, on voudrait déjà être au lendemain. C'est donc le jour des erreurs, des fausses manoeuvres, des lettres qu'on recommence trois fois et des stats qui ne tombent jamais juste... Ensuite, tout le monde - mais alors tout le monde - veut régler ses affaires et boucler son agenda avant le fameux vendredi.

Jour de trafic routier, téléphonique, postal, maximal, le jeudi a toujours été le dies horribilis de la semaine travaillée. Le vendredi matin, on s'agite encore un peu, mais à partir de 14 heures, en gros, ce qui n'a pu être fait doit être ajourné. La détente s'installe avec la promesse du week-end. Alors la paix descend sur les bureaux, le rythme cardiaque ralentit, le volume de courrier diminue et les téléphones ne sonnent plus. Vers dix-sept heures, on se résout, la conscience professionnelle dût-elle en souffrir un chouia, mais l'esprit léger tout de même, à mettre sur la pile du lundi suivant ce qui n'a pu être fait dans la semaine.

Un jeudi, donc, notre chère Monique, responsable des affrètements "camion", joue sur les trois lignes de notre mini-standard et passe des ordres par paquets de dix en virtuose, sans respirer. On est en pleine campagne céréalière et à l'agence, quand on ne met pas dans les cales d'un automoteur Freycinet 250 tonnes de blé sortant de dix camions qui viennent de le déverser dans les trémies du port, c'est qu'on fait le contraire et que les camions viennent chercher une autre denrée sortant d'un autre bateau sur le même quai. Les ponts roulants rugissent, les grues se croisent sans jamais s'emmêler les bras, de temps en temps un employé du port traverse l'agence en courant, des fioles d'analyse à la main (on contrôle les denrées périssables). Le patron dicte des lettres à la chaîne, le télex (1) crépite...

Monique, agrippée à ses téléphones, le bloc-note en bataille, un stylo dans les cheveux l'autre à la main, négocie les prix avec les patrons routiers dans une tradition pagnolesque : « Ah non M. Machin, à 1,30 je ne peux pas vous le faire. On est à 1,10 la tonne, j'ai pas mieux - ben allez voir la concurrence si vous pensez trouver mieux, mais moi je vous donne 22 rotations à 1,10 et c'est tout ce que je peux faire - Vous me connaissez, M. Truc : si je pouvais vous le faire à 1,30 je le ferais. Mais là, mon client ne lâchera rien. - Mais qu'est-ce que vous voulez, vous êtes marrant, faut bien qu'on gagne notre vie... - ah ben oui c'est ça, tuez tous les affrèteurs, et vous irez les chercher où, vos voyages, hein ? - Bon, 1,20 je vais voir et je vous rappelle. Vous êtes vraiment dur en affaires, vous... ».

Des conversations comme ça, elle en mène trois de front. La température monte. Nous, on rigole, parce qu'on la connaît bien, et on sait, à son sourire triomphant, qu'elle vient de boucler une affaire juteuse. Ses trois téléphones posés sur la table, haut-parleur activé, elle nous parle par gestes, le pouce levé ou la main rasant la joue, les yeux au ciel. Monique aux affrètements, c'est un spectacle. Parfois, CLANC !! elle repose brutalement l'appareil sur sa fourche (oui, on parle de téléphones à cadran dont le combiné est posé sur un support métallique au sommet du boîtier) et crie « Non, mais quelle purge celui-là !! J'aurais pas dû l'appeler, il a de la chance, etc. »

Il est dix-sept heures. On est tous HS, Monique vient d'avoir une coopérative céréalière qui demande un départ immédiat pour 25 ou 30 camions, il faut de nouveau contacter des routiers en pagaille et leur refiler les cargaisons, négocier, négocier, raccrocher, tempêter, appeler Jean-Pierre au secours, bref : les 30 bahuts doivent être à pied d'oeuvre le lendemain, or la plupart sont en route pour ailleurs...

Et là, Monique, elle est grande : dans un même et ample mouvement, elle se lève, court en s'égosillant après M. Chose, marinier, qui est déjà dans le couloir de sortie, son document douanier à la main : « Quittez pas ! Allôôô ! Raccrochez pas ! ». Elle a M. Trucmuche en attente sur la 2, Mme Dugommeau sur la 3 pour "Blé Transports", et la coop sur la 1. Alors elle aboie en passant dans un des téléphones, au hasard : « Hou hou !! Partez pas tout de suite j'ai encore un truc à vous donner !! ». Premiers fous-rires alentour.

Sans s'émouvoir de cette confusion des priorités, Monique passe la surmultipliée, vire sur les carres, se rassoit sur sa chaise roulante qui fait trois tours sur elle-même, récupère un autre appareil toujours sans vérifier qui est au bout et lâche cette phrase digne d'un général en campagne et qui est restée historique : « Allô ? C'est vous ? C'est moi, ça marche ! Au revoir !! ». Et elle raccroche. Petit silence.

Le bureau tout entier est couché de rire, Monique nous regarde, l'oeil hagard : « J'ai affrété qui, là ? ». Elle vient de confier 500 tonnes, elle ne sait pas à qui, ni à quel prix, ni de quelle marchandise, ni pour quelle destination.

Mais ça marchera, parce que le routier, lui, sait ce qu'il a à faire. Il est honnête, compétent, consciencieux, et ne la grugera pas sur le prix.

Elle était pas belle, la vie ? Où c'est moi qui essaie de vous refiler un plan nostalgie gratos ?

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(1) N'allez pas croire que le jeudi dans d'autres secteurs d'activité est plus tranquille. J'ai vu des chefs de quai devenir fous dès le jeudi matin lorsqu'il fallait faire partir les commandes et que les camions ne se chargeaient pas assez vite. Des représentants (encore un petit métier en voie de disparition) perdre leurs nerfs au téléphone en m'annonçant leur chiffre de la semaine, ridiculement bas par rapport à la semaine précédente. Ca, c'était dans une boîte qui conditionnait des fruits secs pour la grande distribution, une sorte d'illustration des cercles 7, 8 et 9 de l'enfer de Dante où la Taulière n'a pas fait long feu. Dans les usines ça ne va pas mieux : on n'a pas fait son chiffre, les cadences s'exacerbent, les compresseurs chauffent, les contremaîtres deviennent tyranniques et la matière première manque (fabrication de petites bagnoles plastique), demain vendredi "ça" ne livrera pas. Quant au havre de paix que peut figurer un établissement d'enseignement, sachez que c'est le jour de pointe des punitions, exclusions, absences de profs, bagarres de cour, syncopes et hypoglycémies pendant que le rectorat vous inonde de circulaires toutes plus abstruses et décalées de la réalité "de terrain". Et partout, le téléphone, le téléphone, le téléphone... Aujourd'hui encore, 9 ans après sa prise de retraite, la Taulière demeure rétive à décrocher quand ça sonne...

(2) Je sais, ça va être difficile. Mais imaginez un monde sans portable, sans informatique, sans fax, même pas de Minitel (il fera son apparition dix ans plus tard). Les machines à écrire sont mécaniques, les secrétaires tapent les courriers en plusieurs exemplaires. Les doubles, en papier très fin qu'on appelle "pelure", sont farcis de feuilles de carbone et de différentes couleurs, pour faciliter le classement. Tout le monde a vu ça, ainsi que les téléphones à cadran et à fourche, dans les films des années 40 à 80.

Le télex, lui, est un outil de télétransmission. C'est un gros meuble carrossé en tôle peinte, d'où sortent par le haut des feuillets triplicata blanc, jaune et rose. On s'assoit devant, on tape le message sur un clavier très dur. Quand on a fini, on compose le numéro télex du correspondant. Lorsqu'il est en ligne, un petit signal retentit et on appuie sur une touche pour envoyer le message, qui se tape simultanément chez l'expéditeur et chez le destinataire. Le feuillet sort (c'est un rouleau, donc on n'utilise que le papier nécessaire à la longueur du message, et non pas une feuille A4 pour y écrire 2 lignes). Il mentionne la date et l'heure, l'adresse de l'expéditeur et celle du destinataire, le message et un "OK" généré automatiquement et qui confirme la bonne réception à l'autre bout de la ligne. Alors on arrache le message du télex et on classe les trois exemplaires. C'est facile, efficace, bien pensé.

Le télex constitue une preuve commerciale juridiquement recevable et un gros progrès sur la lettre, en raison de son instantanéité. C'est le véritable ancêtre de l'e-mail.