Samedi soir : "Sans adieu", de Christophe Agou

En arrivant au cinéma, la Taulière constate un truc complètement inhabituel au Méliès, ciné d'art et d'essai où l'on est plutôt, d'habitude, dix dans la salle. Là, la file d'attente déborde dans la rue !

Or, ceci s'explique tout naturellement : le documentaire de Christophe Agou a pour sujet des paysans foréziens. Le Forez, voyez-vous, on est ici en plein dedans. Le village dont il est question, du côté de Montbrison, tout le monde ici voit très bien où il se situe. C'est donc une bobine qui va parler aux Stéphanois, quasiment, de "chez eux".

D'ailleurs, dans le public, on repère des spectateurs visiblement descendus de la montagne. De grands mecs qui marchent comme dans leur champ, des dames au teint tanné, des couples un peu endimanchés, des "gueules", bref : les Foréziens viennent se voir au cinoche, ou bien ce sont leurs cousins du Sud, de la Haute-Loire frontalière de Saint-Etienne. C'est la même histoire.

Dans la salle, ça va donner une ambiance curieuse : aucun moment de silence au cours du film malgré les "chuuttt !". Des commentaires chuchotés, des rires parfois mais le plus souvent, des remarques proférées à voix presque haute, et l'on sent planer un peu d'indignation. Que se passait-il donc ?

La Taulière n'est certes pas de la région, mais elle a en commun avec ces gens d'avoir passé son enfance - comme mon honorable lectorat a pu s'en rendre compte - dans un patelin de la Bresse Louhannaise, au coeur de la Saône-et-Loire profonde.

Ce que peuvent ressentir celleux qui sont issus du milieu paysan forézien, en voyant ce film, elle le comprend presque de l'intérieur. Une de ses meilleures amies d'ici, fille de paysans, est sortie de la projection un peu perturbée. Ces gens venus voir "leur pays" au cinoche ne se reconnaissaient pas.

Et pour cause : ce qu'a chroniqué Christophe Agou, patiemment, pendant treize années, ce sont bien sûr les derniers battements de coeur d'un monde agricole révolu. Mais celleux qu'il a choisi de filmer, ce ne sont pas des habitant.e.s "classiques" de cette région d'ailleurs plutôt riche, comparée à certains coins de Haute-Loire. Non : Christophe Agou a privilégié des portraits de paysan.ne.s célibataires, veuf.ve.s ou du moins, sans enfants, parfois un peu "originaux". Des gens très pauvres (appauvris par cela même qui devait leur assurer un patrimoine et une aisance), presque en marge, des isolé.e.s, oublié.e.s des services sociaux (mais pas de la Compagnie des Eaux).

Elles/ils vieillissent seul.e.s dans une ferme sans confort (c'est un euphémisme), dans la gêne financière et une crasse accumulée par manque de temps, manque de présence humaine à leurs côtés, manque d'aide, obligation de faire face seul.e.s à tout : soins du bétail (ce qu'il en reste) et de la basse-cour, bois pour le feu, foin, etc. Et tracasseries administratives (bravo le ministère de l'agriculture et ses services, bravo les services sociaux !).

On voit donc des fermes qui menacent ruine, où rien n'est jamais ni nettoyé, ni entretenu, ni remplacé, et des paysans au bout du rouleau.

Alors les spectateurs du Méliès, on sentait bien qu'ils étaient très gênés par ce portrait de groupe qui aurait pu laisser à penser (en écrivant ceci, on frémit à l'idée d'une telle projection à Paris ! Autant vaudrait leur montrer un film avec des petits hommes verts descendant d'une soucoupe volante), laisser à penser, donc, que "les paysans c'est ça". On les sentait se sentir trahis par l'un des leurs, et plus d'un.e lui en voulait.

Mais la réussite de Christophe Agou, justement, c'est de ne jamais céder à la tentation de s'évader du contexte. Il est là, il filme au plus près (très près). La caméra tourne dans l'intimité des paysan.ne.s, ne baisse que rarement le regard. Agou montre tout : les verres opaques par manque d'eau chaude savonneuse, la sieste à même le sol sur un assemblage hétéroclite de vieilles plaques de mousse, ou pire : dans la voiture (une vieille Ami 6 qui sert de poulailler et de niche à chien). Il filme celui qui dort, celle qui se lave les cheveux au-dessus d'une cuvette, celui qui pleure son frère au cimetière...

Par exemple la scène d'une traite (automatique tout de même) mais sur des vaches maculées de bouse jusqu'au milieu du dos, avec un appareil de traite sale. La caméra se balade sur un seau de lait où tournent les mouches, où une poule vient se taper une goulée au passage. Puis la caméra zoome sur le camion de Candia qui quitte la ferme. Raccourci saisissant, effet comique en première approche et coeur serré tout de suite après, mais aussi propos politique : il y a ce lait péniblement et salement tiré, dans l'impossibilité de faire mieux, et il y a ce camion qui vient chercher le liquide acheté à rien du tout et qui sera revendu très cher après un circuit compliqué dans des tuyaux entièrement dévolus au profit, et certainement pas au respect du produit.

C'est certainement une des scènes les plus choquantes pour les personnes qui regardent ce film et qui ont peut-être trait leurs bêtes avant de venir. La Taulière se souvient d'une ferme où elle passait beaucoup de temps, et du local où étaient entreposés lait, crème, beurre et les ustensiles nécessaires. Tout était d'une propreté pointilleuse, les mousselines recouvrant les jattes, lavées et relavées, la toile cirée rutilante, bidons, passoires et écrémeuse, brossés et ébouillantés...

Mais ces vieilles personnes filmées là sont face à ce que ni vous ni moi ne serions capables d'affronter : un travail de bagnard qu'ils font, à leur âge, à tous petits pas, avec les moyens du bord. Et, croyez-en la Taulière qui comme tout le monde a pris un coup de vieux ces derniers temps (ah bon, pas vous ?), la somme des tâches quotidiennes tend avec l'âge à devenir de plus en plus difficile à assurer. On sait que dans dix ans elle sera insurmontable sans aide, et l'on n'est pas à la tête d'une ferme à demi-écroulée ! On vit en plein confort, dans un appartement urbain, on n'a besoin ni de rentrer le foin, ni de couper l'herbe des lapins, ni de courser les vaches dans une pente à 20 %, ni de trimballer le bois pour le fourneau avec des mains gonflées et des genoux qui crient grâce, avec ce corps épuisé et douloureux. On a le chauffage central, l'eau chaude à l'évier et dans la salle de bains. Une salle de bains !!

Bref, ce que Christophe Agou a montré, ce sont des témoins d'un autre temps et d'un autre mode de vie. Mais dans le même temps où il filmait ces personnes, d'autres habitants des villages en question : les plus jeunes, les familles, vivaient "normalement". Sans doute subissaient-ils les mêmes aléas, mais mieux armé.e.s pour y faire face, plus aisés, embarqués dans le tournant de la "modernité", vivant à plusieurs sur l'exploitation.

Paradoxalement, ce n'est donc pas dans ce documentaire qu'il faut chercher un portrait du monde agricole d'aujourd'hui, mais peut-être dans un film de fiction comme "Petit paysan", d'Hubert Charuel. Du moins, quant au décor et au contexte. Il est vrai que Charuel est aussi fils de paysan (son film, qualifié de "cathartique", a été tourné dans la ferme familiale). Quant à l'histoire (crise de la "vache folle" et abattage de cheptels entiers, et la révolte qui s'ensuit de ce "petit paysan"), elle cède le pas aux exigences cinématographiques et n'a que peu de vraisemblance.

Pour la vraisemblance on sera beaucoup plus ému.e par Jean-Clément et sa grosse et tendre femme, qui attendent, le visage fermé, l'oeil fixe et leurs mains nouées serré, les camions sanitaires qui viennent embarquer leur troupeau (on est en 2002). On est beaucoup plus remué par son discours sec, glacial et digne aux responsables de son désastre personnel, que par les agitations stériles, dans les mêmes circonstances, du "petit paysan" campé par le jeune comédien Swan Arlaud. Cela n'enlève rien aux qualités de ce film-là, ni à la performance de l'acteur en question, vraiment très crédible.

Le choix de Christophe Agou de filmer en très gros plan (et même très, très rapproché) ses personnages, toutes et tous atteints des mêmes maux : la vieillesse solitaire, la fauche, l'impossibilité de trouver repreneur, l'abandon par les services publics, etc., c'est le parti pris délibéré et assumé, totalement empathique mais sans détour, d'un cinéaste en recherche de ses propres racines (Agou vit et travaille à New-York pendant toutes ces années, de 2002 à 2015, où il revient fidèlement filmer "ses" paysans).

C'est un parti pris qui à la fois touche et agace (voire indigne, comme on le sentait dans la salle). Non ! auraient pu crier les Forézien.ne.s venus "se voir" sur l'écran, ça n'est pas nous ! Portrait en quelque sorte à charge, désespérant (il y a longtemps qu'un film ne m'avait pas donné autant le cafard). Portrait quelque peu démenti par une balade, par exemple, entre Lérigneux et Essertine-en-Châtelneuf (alentours de Montbrison), où, si l'on retrouve les paysages collinaires du film, l'on ne verra, au lieu des ruines de "Sans adieu", que des fermes très joliment restaurées et de coquets villages.

Pourtant, il est certain qu'ils ont reconnu, dans chaque champ sous la lumière d'un ciel d'orage vespéral, dans chaque geste économe des paysan.ne.s au travail, dans la luxuriance de l'herbe truffée de fleurs, le coup de sécateur dans la vigne et la recherche, dans le journal, de la cote du jour pour le bétail sur pied, quelque chose qui avait bel et bien été la vie de leurs grands-parents, de leurs parents, d'un voisin... dans leur vie, tout de même.

Christophe Agou est malheureusement décédé en 2015. Il aurait fallu qu'il soit là pour parler de son film avec la salle. Il aurait fallu aussi que ce film soit programmé dans le cadre de moments dédiés, comme il y en a beaucoup dans notre région où la Confédération paysanne est très active et organise des journées de sensibilisation toujours très réussies. Enfin, qu'il soit contextualisé.

Là, présenté dans ce cinéma de ville, sans préparation ni accompagnement, "Sans adieu" donne à la fois une claque et une gifle, ce qui n'est pas tout à fait la même chose. Il occasionne maintes occasions de s'énerver mais aussi d'admirer sans réserve, d'être ému.e, de s'interroger sur ce qui s'est passé là, pendant treize ans, au coeur du Forez.

Christophe Agou, étrangement, nous parle encore, sur son site toujours ouvert, dans ce beau texte : "Face au silence". Son propos vient heureusement compléter son film.

Il reste une oeuvre magnifique : des scènes à rire ou à pleurer et souvent les deux en même temps, une tendresse et une lucidité qui font mal, des prises de vues à tomber... Le pays comme on le voit, nous, ici, de temps à autre, quand on a la chance de descendre un sentier à la lueur du couchant, ou de voir la brume s'élever au-dessus des champs, se découper les crêtes, les herbes hautes fouettées par le vent, quand le gel a sculpté la gadoue et la neige qui détrempent les talus. Le tout, en dépit de moyens techniques minimalistes, dans une lumière - Agou était photographe - absolument somptueuse.

Dimanche : Au-revoir là-haut, Albert Dupontel

Somptueuses, les images d'Albert Dupontel le sont aussi. C'est même peu dire. La Taulière avait plein d'idées pour une critique ou plutôt, un dithyrambe, car elle est sortie du film la tête dans les étoiles. Mais baste, tout le monde en a parlé. Il y a, sur le site de Sens Critique, sous la plume d'un.e certain.e Kiwi, un texte pas mal du tout, auquel elle ne retrancherait pas grand-chose (à quelques inexactitudes et fautes de grammaire près). Elle est, en gros, d'accord avec l'analyse kiwienne qui rend un juste hommage à un sacré cinéaste. On ne saurait donc que vous encourager vivement, très vivement, à vivre ce très grand moment de cinéma.

Une ou deux choses tout de même : le comédien Nahuel Pérez-Biscayart, déjà pas mal primé et récompensé au moins par chez lui en Amérique du Sud (et réellement découvert en France, semble-t-il, à l'occasion de "120 battements par minute"), donne ici une réplique tout simplement étourdissante à Dupontel. Ce couple d'acteurs qui semble fait pour jouer ensemble, tire le film et le hisse à des hauteurs où l'oxygène manque parfois lorsque le suspense nous emporte.

La Taulière avait beaucoup aimé le bouquin de Pierre Lemaître, qu'elle relira volontiers. L'adaptation par Dupontel est un modèle du genre, une masterclass de cinéma.

Dédiée aux médiocres, et ils sont hélas innombrables, qui font du cinéma français quelque chose que nous fuyons obstinément. Dupontel oeuvre sur une planète où ils n'atteindront jamais.