Pour signifier qu'une personne divaguait, battait la campagne, était la proie d'un dérangement mental, d'une bouffée délirante ou d'un accès de paranoïa aiguë, pour ne pas lui envoyer dire qu'elle déconnait grave, il était de bon ton, dans les années cinquante, de l'interpeller rudement en ces termes : « Tu travailles pas un peu du cerveau ? ».

Cette expression populaire (variante : "travailler du chapeau") peut être considérée comme une version désuète du "T'es ouf" d'aujourd'hui. On pouvait le dire aussi dans le dos de quelqu'un pour indiquer qu'il était inutile d'essayer de communiquer avec elle/lui : « Machin ? Il travaille du cerveau ». Un geste de l'index vissant/dévissant la tempe accompagnait cette appréciation.

C'était en particulier une expression que chez nous, enfants, nous avons quelquefois entendu - y compris à notre encontre. Ce n'était pas méchant, mais ça "venait bien", dans cette famille où l'école était une valeur à condition qu'on n'y aille pas trop longtemps. La communale, le respect du maître, 10/10 en orthographe, les brodequins bien cirés et le tablier "aboutonné" droit, c'était bien. Prolonger les études jusqu'à plus soif, c'était inutile et ça fatiguait le quoi ? Cerveau.

Universitaire, chercheur et à fortiori chercheuse, même simple licenciée ès lettres, bref : travailleuse intellectuelle : délires fantaisistes. Et ne parlons même pas d'études dans le domaine artistique, alors là, autant dire qu'on aurait choisi délibérément une vie de débauche, la honte de la famille, et qu'on pouvait s'attendre à être déshéritée. Remarquez, y avait pas d'héritage. Mais c'est l'idée.

Non : un certificat d'études, à la rigueur le brevet. Et puis une école technique, un CAP d'employée de bureau...

Nous, les filles, on pouvait tout de même essayer l'Ecole Normale pour devenir institutrice. Mais une carrière en particulier faisait rêver chez nous, en la personne d'une amie de la famille qui était dactylo à la Sécu, possédait un scooter et portait le tailleur comme personne. Alors là, oui, parlez-moi d'une fille qui avait "bien mené sa barque" !

Quelques trente ans plus tard, cette injonction contradictoire : l'école oui, les hautes études non, continuait d'avoir cours dans la famille. Un malheureux qui avait l'infortune d'être agrégé de grammaire demanda la main d'une des nièces vers 1975. Aucune plaisanterie cruelle ne fut épargnée à la fiancée. Mais quand elle présenta son futur, les hommes de la famille durent rengainer leurs conneries parce que l'agrégé était carrossé comme un bûcheron et pouvait leur donner la réplique à table et au coude levé. Il fut déclaré apte, pas fier, et quand on découvrit qu'en plus il était fin bricoleur, l'agrégation lui fut illico pardonnée. D'ailleurs, personne ne savait ce que c'était.

Un neveu qui s'était hissé en prépa... Une prépa !! le malheureux, et se destinait à l'ingénierie, était surnommé "Minus" par ses frangins, qui bossaient - plus ou moins, d'ailleurs - de leurs mains. "Minus", qui depuis travaille au plus près de grands préfets sur de grands projets (inutiles parfois, mais je te pardonne, mon cher neveu, au nom de la confrérie des intellos de la famille), sourirait peut-être en lisant ces lignes...

Nous parlons de gens qui n'étaient pas totalement sans culture. Ils avaient celle, technique, de leur métier, dont ils n'étaient pas peu fiers. Ils pouvaient fredonner un air d'opérette, causer d'un acteur (Gabin, Raimu, Fernandel), plaçaient Bécaud ou Aznavour au-dessus de tout, savaient faire du tourisme et visiter des trucs intéressants. Ils avaient quelques idées en politique : de Gaulle et après ? Rien. Aujourd'hui, un certain nombre d'entre eux voteraient allègrement FN.

Leurs valeurs : l'ordre, le travail bien fait, les vêtements propres et reprisés, une honnêteté bien comprise mais faut gagner sa croûte tout de même. Ils considéraient les impôts comme une malédiction et riaient au sketch de Raymond Devos sur le percepteur, souscrivaient à cette idée éculée du fisc-ennemi, sans admettre que l'impôt payait leur Sécu, l'école de leurs gamins, les routes et autres équipements qu'ils utilisaient, les réseaux électrique, téléphonique, etc. bref : l'aménagement de leur beau pays. Leur courte vue politique leur permettait d'avoir des idées bien tranchées : ce qu'ils ne comprenaient pas, ils le rejetaient.

Ce qui était caca : aller perdre son temps à la fac, lire des bouquins compliqués, Le Monde, des trucs de gaucho, "traîner dans" les lieux où ça pense. Celles d'entre nous qui ont fait un (tout petit) pas de côté, ont reçu le qualificatif, à peine péjoratif, "d'intello". « Unetelle c'est l'intello de la famille... ».

La Taulière cumulait plusieurs handicaps : elle fut la deuxième bachelière de la famille, entreprit des études qui ne menaient à rien (et en effet), avait des aspirations intellectuelles et artistiques, lisait les livres interdits (conseillées par La Jardinière, qui avait ouvert la voie) et n'était pas foutue de planter un clou ni de monter un meuble suédois avec la notice (toutes incapacités qu'elle a cultivées). Heureusement, elle rentra (provisoirement) dans le rang et devint une secrétaire, un peu sur-titrée (1), mais ça ne se voyait pas. Elle mit de côté avec un gros mouchoir dessus, tout ce qui aurait pu ressembler à une activité "d'intello" et bien d'autres choses encore.

C'est ainsi qu'on se coupe tout doucement des siens : on ne peut pas leur parler de Proust, de Xénakis ou de Derrida, partager un film d'art et d'essai ; on ne rit pas des mêmes choses (mais on sait rire des mêmes choses qu'eux pour ne pas froisser), on cache sa secrète dilection pour Laurent Terzieff, Brecht, la poésie allemande romantique, Vian, Sartre, Verlaine, la peinture flamande du XVe siècle et les cubistes, Zouk ou Rezvani, Fontaine et Arezki, Thelonious Monk, Dylan, Joplin. On n'évoque pas le surréalisme, la Nouvelle Vague, le free-jazz (qu'on se paie le luxe, en plus, de ne pas aimer), le ballet contemporain et la, ooh ! pardon : psychanalyse.

On ne parle pas de Genet ou de Bataille, bien sûr : faut demeurer propre tout de même. Et Artaud ! Ha ha, Artaud-le-Momo ! Nul Freud, Dolto, Benasayag, Cyrulnik. Rien sur Le Corbusier, Prouvé, Gropius... On n'évoquera pas Edward Hopper, Bacon... Pas un mot sur Michèle Perrot, Germaine Greer, Solanas. On reste polie lorsque, dans les repas de famille, ça fait de l'ironie sur Beauvoir ou Yourcenar. Duras est un gros mot. Et puis plus tard, on ne parle pas non plus de politique. On ne dit rien sur les utopies sociales du XIXe ni sur l'anarchisme, les protest songs, les anti-guerre du Vietnam, l'antisémitisme, les militant.e.s des droits civiques, les objecteurs de conscience et le, beurk oh pardon, fé-mi-nis-me. On ne prononce pas les mots "philo", "musiques actuelles", "communisme", "Palestine", "France Culture"... Bref, on ferme sa gueule.

On se tape les repas de famille avec leur corpus de blagues éculées qui puisent dans le racisme crado ordinaire, le sexisme bas de gamme, le gros rouge et le fromage qui pue. On subit avec le sourire les mêmes taquineries bon enfant mais putain ça fait quarante ans qu'on nous les sert alors on fatigue un peu, on attend l'heure de partir, on laisse pisser le mérinos, on reste en compagnie de soi.

La découverte, voici deux ou trois ans, de "En finir avec Eddy Bellegueule" - malgré de nombreuses réserves qu'il serait trop long de développer ici, cette lecture, donc, toucha davantage la Taulière par l'exposé du fossé social et culturel que décrit Edouard Louis entre lui et les siens, que de l'ostracisme qu'il subit en tant qu'homosexuel. Du moins, si les deux sont très intriqués - et Edouard Louis le met très bien en évidence - c'est le premier qui l'intéressa en première lecture. Quant aux questions regardant l'orientation sexuelle et le genre, c'est encore une autre paire de manches, pas vrai ?

Aujourd'hui encore, dans la famille - ou ce qu'il en reste - et dont heureusement certaines parties ont évolué - on a même eu un mariage gay l'autre année, c'est dire, la Taulière peut encore repérer cette légère, oh, très légère, couche de méfiance envers les "intellos", et ne pas réagir aux allusions à celleux qui n'ont aucun sens pratique (mais alors, aucun).

Et maintenant qu'elle est vieille et peut chanter la chanson de Brigitte Fontaine qui commence comme ça, la Taulière regarde autour d'elle et considère ses petites écritures, ses notes de lecture, le cahier où elle résume et commente les essais théoriques qu'elle s'enfile sans vergogne, la cochonne... Les livres des poètes qu'elle aime et même les plus abstrus, le travail qu'elle a entrepris pour co-fonder une revue littéraire, elle pense à cette cohorte d'artistes et d'intellectuelles qu'elle apprécie, à l'OuLiPo qui la fait rire, à sa trentième relecture de la Recherche ou à celle, dans le texte, d'Auster, Fitzgerald, Shakespeare, Garcia Marquez, Paz, Neruda ou Lorca... Elle pense à la lente élaboration de son cheminement féministe plutôt radical, à sa découverte de la cause animale, de l'anarchisme... Aux plaisirs qu'elle peut partager avec des gens qu'elle a choisis, en puisant dans l'inépuisable océan de la culture.

Et son cerveau ? Il va bien, il travaille.

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(1) Une anecdote situera le problème plus globalement et au-delà de la Taulière : dans la promo de secrétaires sorties de l'AFPA en 1971, sur une vingtaine de filles, elle était nettement la moins diplômée, munie de son bac philo et d'un DEUG de lettres dites modernes même pas fini. Les autres alignaient des licences (voire une maîtrise) en économie, en langues, en lettres... Ca dit beaucoup sur la place réservée aux filles à l'époque...