L'homme de lettres américain Paul Auster s'est intéressé aux coïncidences. Il en a même fait l'argument de plusieurs de ses romans et en recense d'intéressantes dans "Le carnet rouge". L'expression "coïncidence austérienne" désigne volontiers une coïncidence particulièrement intrigante. "La musique du hasard" et la fameuse "New-York Trilogy" sont bâties sur ce principe.

Dans la vie de tous les jours, deux attitudes sont possibles en face d'une coïncidence, surtout si elle vous a particulièrement troublée, ou mieux, si elle se répète. La première, c'est de la prendre pour ce qu'elle est (probablement) : la survenue concomitante de deux événements, éventuellement répétée, sans qu'un lien puisse être rationnellement établi entre ces deux événements. C'est l'entrée en jeu du hasard.

L'autre attitude consiste à penser des liens possibles entre les deux événements. Lorsque j'écris : (probablement), dans ma première hypothèse, j'ouvre, en fait, la porte à l'élaboration de tels liens : « c'est (probablement) une coïncidence » amène immédiatement l'interrogation : « Et si ce n'en était pas une ? ».

C'est exactement ce qui est arrivé à mon amie Sarah avec la lecture, plusieurs fois tentée et finalement abandonnée, d'un des livres majeurs du vingtième siècle (de l'aube de celui-ci). Roman des romans, cette somme de quelques 2500 pages, écrite entre 1900 et 1922 par « Tûtt », un petit jeune homme mondain, fortuné et homosexuel malheureux, n'a cessé de frôler Sarah ces dernières années. Cent fois elle eût aimé le lire en entier, cent fois dut y renoncer.

Mais - raison pour laquelle je n'ai cité ni le nom de cet auteur, ni le titre de ce roman, que je place pourtant à peu près au sommet de la pyramide de mes passions littéraires, mais l'ai appelé : « La Tûtûtt du Tûtt Tûtûtt » - ce livre est maudit en ce qui concerne Sarah, et je vous jure que je ne rigole pas. Lorsque vous aurez lu de quoi il retourne, vous en jugerez par vous-même.

Sarah et moi échangeons moult e-mails, assez longs en général. Au dix-huitième siècle nous eussions été de rudes épistolières. Nos sujets de prédilection vont de la cause animale (dans laquelle Sarah milite et informe très activement son réseau) à la situation politique en général, aux grandes questions sociétales, en passant par les histoires de nos familles et les conclusions que nous en tirons... Bref, dans un de ces échanges je citai assez longuement Tûtt.

Sarah me répondit d'abord, comme beaucoup de mes connaissances à qui je n'ai manqué de recommander chaudement la Tûtütt (ce roman est souvent désigné, par commodité, de la première partie de son titre), qu'elle avait essayé de le lire, que tel ou tel événement l'en avait détournée, mais qu'elle s'était aperçue qu'à chaque fois qu'elle avait empoigné le premier tome du livre, il lui était arrivé quelque chose de désagréable, voire de dramatique : maladie d'un proche, accidents divers... Je n'ai plus en mémoire - et j'ai malencontreusement détruit le mail où il en était question - mais la liste était impressionnante.

J'écrivis aussitôt à Sarah, en substance, que je n'étais pas étonnée. La répétition d'un schéma qu'on peut lire raisonnablement comme "cause / conséquence" devait pour le moins nous interroger, et j'avais moi-même, dans ma jeunesse, établi quelques correspondances de type spiritiste avec Baudelaire et surtout, Verlaine et Rimbaud. Même si je n'avais jamais parlé à personne des "conversations" que j'eus avec ces poètes, l'impression profonde et l'espèce de transe que m'avait causé leur rencontre me disposait à recevoir sa confidence avec un esprit ouvert.

« (…) Je suis contente de voir que tu ne trouves pas ridicule les raisons qui font que j’évite les œuvres de Tûtt (c'est moi qui anonyme) », me répondit Sarah, « et de savoir que toi aussi tu as vécu un peu le même genre de chose pour les écrits d’un auteur. Parfois, je me demande s’il n’est pas rationnel de penser que des choses irrationnelles -- irrationnelles en ce sens qu’elles demeurent, elles ou leur fonctionnement, et au moins actuellement, opaques à une analyse guidée par la raison – pourraient exister… ».

Ces échanges avaient lieu vers les 2, 3, 4 septembre. Or, voici ce qui arriva le 6 : Sarah et son mari, qui passent l'été dans une autre maison loin d'ici, virent celle-ci à moitié détruite par un incendie dont la cause est du type imprévisible, inévitable, secrète : un câble qui chauffe dans la centrale d'aspiration ou la VMC.

Pendant qu'ils s'affairaient, avec l'aide des voisins et de la municipalité, à se faire héberger et à entreprendre les démarches habituelles lorsque survient un sinistre, leur maison d'ici... était l'objet d'un passage de cambrioleurs qui raflèrent tout ce qui brillait, en réalité quelques bijoux ou plus exactement, souvenirs familiaux tels que croix de baptême, etc. : des objets que, leur valeur marchande étant ce qu'elle est, leur valeur affective rend irremplaçables.

Le réseau de ses connaissances et ami.e.s reçut le 8 septembre le récit de ce double sinistre. Je ne fis pas le rapprochement sur le moment mais quelques semaines plus tard, lors d'une réunion littéraire, nous évocâmes avec Sarah, sur le mode plaisant, cette espèce d'interdit qui frappait un livre que pourtant elle désirait fort découvrir et lire en entier. Puis nous réalisâmes que nous avions longuement échangé sur Tûtt juste avant leurs catastrophes domestiques... Et je commençai à nommer la Tûtütt, Tûtûtt, en présence de Sarah. Moitié pour plaisanter, moitié par précaution.

Vous comprendrez que pour raconter cette histoire proprement incroyable, j'aie d'autant plus tûtûtté l'auteur et son oeuvre, que je vais proposer à Sarah la lecture de ce billet.

Pour moi, c'est différent : je voisine avec Tûtt depuis plus de trente ans et l'ai si souvent relu que les pages en tombent en miettes. La seule chose qui me soit arrivée de notable, concomitamment à mes premières lectures de la Tûtûtt du Tûtt Tûtutt, c'est la rencontre d'un agréable garçon qui ne fut d'abord que "mon voisin du dessus" (un étudiant de 19 ans à l'époque, l'âge de mes enfants), mais devint rapidement, et reste encore, un de mes meilleurs amis. Il est venu, avec sa compagne, déjeuner chez moi dimanche dernier et nous sommes aperçus avec épouvante qu'il allait bientôt fêter ses cinquante ans. Mais il serait hasardeux de considérer ce fait comme résultant d'une quelconque lecture.

Reste un truc qui me turlupine : que, de tous les échanges mails du dossier "Sarah", que je classe régulièrement et soigneusement dans ma boîte à lettres virtuelle, manquaient précisément ceux qui concernaient ces coïncidences troublantes. Heureusement, Sarah vient de combler cette lacune résultant évidemment d'un hasard malencontreux et m'a renvoyé les mails relatifs à cette histoire que je n'avais tout de même pas rêvée, ce qui m'a permis de vérifier aussi le déroulement des faits et surtout, leur enchaînement. Qu'elle en soit remerciée !

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Sarah est vraiment Sarah, je n'ai pas voulu déguiser son prénom parce qu'il est joli et qu'il me semblait que l'histoire n'aurait pas la même résonance si je la déplaçais sur un pseudo. Quant à la citation de sa réponse, exacte mot pour mot, je l'ai copiée dans son mail.