« Je suis le Ténébreux, le veuf, l’inconsolé… » modula M. de Charlus en chantonnant presque le premier hémistiche du Desdichado de Nerval. – Mais moi, dit Morel avec un sourire insolent, je ne suis pas votre Prince d’Aquitaine à la tour abolie ! M. de Charlus prit un air presque timide et s’enferma dans une sorte de rêverie triste qui fit lever les sourcils à Mme Verdurin.
De la table de whist où il était, Cottard se pencha vers Brichot : « c’est aujourd’hui l'anniversaire de la mort de sa femme, vous comprenez : seule étoile morte, luth constellé, soleil noir de la mélancolie et tutti quanti… Atout, pour voir ! » claironna-t-il soudain, revenant au jeu.
« Pourtant, poursuivit M. de Charlus à voix basse, penché sur Morel, c’est bien toi qui, dans la nuit du tombeau, m’as consolé… Il faudrait alors me rendre le Pausilippe et la Mer d’Italie – Qui ça ? cria Cottard qui ne voulait rien manquer au cas où une plaisanterie, qui pourrait lui faire la saison, viendrait à se créer là, devant lui. – C’est de la poésie, vous ne pourriez pas comprendre, jeta M. de Charlus assez sèchement. – Mais dites-donc, Baron, répliqua Cottard, piqué. On a tout de même quelques lettres, vous savez. Tiens, rendez-moi donc vous-même la fleur qui plaisait tant à mon cœur désolé… Léontine ! Tu dors ! cria-t-il en direction de sa femme, ennuyé que celle-ci montrât aussi ingénument sa tendance à plonger, l’après-dîner, dans de lourdes siestes… Voyons, Léontine, bouge-toi, tu t’ankyloses, est-ce que je dors après dîner, moi ? – Sans doute un effet, glissa Brichot avec un fin sourire, de la treille dont notre chère Patronne nous a tant abreuvés tantôt, un de ces nectars où le pampre à la rose s’allie… Bien que je ne voie, quant à moi, nulle Sirène, même en rêve, nager dans une grotte. »
- Qu’est-ce qu’il dégoise, Brichot ? grommela M. Verdurin qui préférait qu’on en reste à la blague, sachant qu’il devrait autrement essuyer, après le départ des invités, les lamentations de sa femme à propos des « ennuyeux ». – Rien d'important, Patron ! s’empressa de répondre Brichot qui se souciait peu de devenir, après le départ de Saniette, le prochain souffre-douleur des Verdurin.
Quant à moi, je pensais au poète dont le front « rouge encor du baiser de la Reine » me rappelait la joue incarnat d’Albertine sur laquelle, tout à l’heure, je pourrais poser autant de baisers que je voudrais, certes pas ceux d’une souveraine, mais bien réels, et je cherchais le moyen de hâter le départ quand, la partie enfin finie, Morel se leva, redressa sa taille flexible qui me faisait toujours penser à Swann jeune, et chuchota en direction du baron, l’air canaille, car il venait soudain de s'aviser qu’il lui fallait se ménager ce protecteur et le bien disposer pour les appuis qu’il comptait lui demander le lendemain : « Suis-je Amour ou Phébus ? Lusignan, ou Biron ? ». Sa mèche blonde retombait sur son front, comme il savait que M. de Charlus était particulièrement sensible à cet « effet » qu’il ménageait aussi bien quand il tirait de son violon les sons qui faisaient se pâmer le baron, que lors de certains moments qui précédaient ceux où il allait falloir le taper de quelques centaines de francs.
« Ah mon cher, on peut dire que tu m'as fait traverser deux fois l’Achéron et que je n'en sors pas vainqueur, dit à mi-voix M. de Charlus, l’air tout à fait enamouré et le tutoyant brièvement avec un air bravache. Tenez, mettez ça, on ne joue pas bien du violon si l’on prend froid », reprit-il à voix haute et en parlant très distinctement, tandis qu'il disposait tendrement sur les épaules de son protégé son propre manteau.
Ils se préparaient à sortir sur la terrasse quand Brichot, ne voulant pas être en reste et sans réaliser l’énormité de cet enchaînement qui donnerait en effet à croire au Baron que le professeur avait tout deviné de ses relations avec Morel (or, Brichot, plus tard, entrerait bien dans la confidence mais pour le moment, vers la fin de cette soirée chez les Verdurin, il ne prenait encore le baron que pour un aristocrate légèrement désuet), les suivit en proclamant d’un air inutilement égrillard : « Vous allez donc moduler tour à tour sur la lyre d’Orphée… - les soupirs de la fée et les cris de la sainte, acheva triomphalement Cottard qui leur emboîtait le pas. – Ah je vous demande bien pardon, c’est l’inverse, dit Brichot : soupirs de sainte et cris de fée. – Vous êtes sûr ? demanda Cottard d’un air distrait parce qu’il voulait, à ce moment, demander à Mme Verdurin des nouvelles de ses migraines pour lui montrer qu'il ne la négligeait pas et qu'il restait, à Balbec comme à Paris, son médecin attitré et son fidèle le plus assidû.

Marc Gérardel de Voust-Pralner,
A l'ombre des jeunes déshérités

Certains intertextes ont été pompés chez Marcel (Proust, Sodome et Gomorrhe)