Voici une table ronde, très vaste. La salle autour est immense, où nous sommes assis.e.s devant de nombreux mets et vins, commensaux parmi d’autres, sur de tout aussi vastes tables joyeusement bruyantes, comme les planètes d’un système galactique plat, fini, scintillant. L’ambiance est festive dans un genre « resto gastronomique », « Noël et ses lumières », etc.

Je déjeune ou dîne avec un groupe de jeunes hommes et de quelques jeunes femmes. Personne ne m’est connu.e à l’exception d’une femme qui, dans un passé plutôt ancien, faisait partie de mon univers professionnel et amical. C’est elle qui est responsable de l’invitation et qui joue le rôle de maîtresse de maison, figée dans sa quarantième année (tandis que moi, je suis telle qu’aujourd’hui, c’est-à-dire que je pourrais être sa mère).

Le temps chahuté et cent fois redimensionné installe au même étage des moments différents, la chronologie n’ayant ici plus de sens. C’est cette absence de logique temporelle, du moins logique dans la manière dont nous penserions le temps à l’état d’éveil, cette contemporanéité et cette juxtaposition de plans, d’âges et de situations, qui signent l’état de rêve.

J’ai aux lèvres et dans la tête un rire léger tandis que j’interpelle ce sympathique aréopage : « il y a », dis-je, un geste des hommes que je trouve particulièrement émouvant, attendrissant ». Rires autour, supputations. « Non, non, n’allez pas penser à mal. C’est un geste tout à fait simple, banal, mais que fait tout homme : regardez… ».

M’adressant à l’un des jeunes gens, je lui demande de contourner la table pour qu’il soit en face de nous : « maintenant, penche-toi vers Cornélius, comme si tu voulais attraper quelque chose sur la table… ». Le jeune homme obtempère et fait le geste attendu : avec une main il maintient sa veste de costume contre lui, et avec l’autre, va chercher au centre de la table un objet imaginaire. Je triomphe : « Vous voyez ? Le geste de préserver sa veste de costume ? Eh bien je trouve ça très touchant, ce geste atavique, inscrit dans le comportement masculin... » Tout le monde acquiesce et se récrie, on n’y avait jamais pensé, quelle observation fine, etc.

Je prononce un petit speech sur le vêtement masculin, la persistance à l’identique ou presque, depuis plus de deux siècles, d’un code vestimentaire tristounet : les deux ou trois-pièces du costume. Mais le jeune homme que j’ai interpellé, justement, porte un habit qui se démarque un peu de l’habituel et banal costard : la veste est décolletée très bas, genre smoking, laissant voir l’équivalent d’un large plastron de chemise, avec un col châle arrondi, plaqué, et un seul bouton. C’est une veste de tailleur féminin plus que de costume masculin, qu’il porte courte, étriquée, près du corps, presque un spencer. Le tissu du costume est serré : sergé ou cretonne, imprimé d’un petit pied-de-poule noir et blanc et qui se porte froissé. Pour l’inspiration ce pourrait être quelque chose comme ça.

A ce moment de mon intervention, très contente de moi, je contemple l’assemblée joyeuse des jeunes hommes, les plats qui circulent, tout en m’interrogeant sur ce que je trouve d’émouvant dans le geste de protéger sa veste lorsqu’on se penche sur une table et quelle était la raison d’en parler là, maintenant.

Je réalise alors que je suis plutôt avinée.

Du moins, j’aborde l’état dans lequel on sent qu’on vient de dépasser sa jauge et qu’une ou deux gorgées de plus mettraient en danger l'intégrité et la dignité. C’est une des conquêtes de l’âge adulte (en principe) que de connaître sa résistance à l’alcool et le nombre de verres qu’on peut boire pour être gaie sans basculer dans l’ivresse ; de savoir entendre retentir en nous ce petit signal d’alarme lorsqu’on approche de ses limites.

Or, je pense avoir légèrement franchi les limites en question, consciente que mon « lâcher prise » à propos de la veste des hommes et l’hilarité qui en résulte n’ont rien de naturel mais seraient plutôt le résultat de la prise exagérée de cet excellent vin blanc, là dans mon verre à pied (chaude couleur ambrée, bouche pierre et noisette typique d’un savagnin, peut-être un arbois-pupillin).

Plongeant mon visage dans mes mains, je tente, par cette obscurité relative, de laisser s’apaiser le léger désordre que je sens monter, de brider le rire idiot qui va suivre, le rire bête de l’ivresse qu’on ne contrôle pas davantage que sa cause. Bon, ça marche à peu près.

Une fois rassérénée, je m’adjure de ne plus porter le verre à mes lèvres, car si je bois encore je vais me trouver dans cet état, comme dans mon jeune temps lorsqu’on s’en foutait de se cuiter et de ce qui arriverait ensuite, qu’on buvait jusqu’à ce que le verre suivant ne soit plus goûté mais absorbé comme de l’eau, sa saveur perdue dans une soif sans rime ni raison, et que tous les garde-fous se couchent, laissant passer le flot rapide de l’ivresse et la fatale inconscience qui s’ensuivra.

Mais ce n’est plus ce repas joyeux, c’en sont seulement les préparatifs. La maîtresse de maison m’appelle pour m’adjurer de me presser car, dit-elle, « ils sont à table et boivent sans discontinuer depuis trois heures de l’après-midi ». Si je tarde encore, au moment du dîner « ils seront complètement cuits ». Je proteste : impossible qu’ils soient en train de boire depuis plusieurs heures, et de toute façon : « j’arrive ! ». Mais ce n’est pas encore ce moment-là, plutôt celui où Cornélius (à propos, quelqu’un pourrait-il me dire qui est Cornélius ?) et son épouse cherchent qui pourrait garder leurs enfants afin qu’ils puissent se rendre à cette soirée.

Je n’ai plus du tout envie d’aller dîner, au fait, et je propose de m’en charger. Mais non : je dois y être. Alors, m’apprêtant à une belle opération d’ubiquité, à la fois au restaurant et dans l’appartement – l’appartement de qui, au fait ? Ah oui, le 4, rue Sébastien Gryphe à Lyon 7e (une adresse où je n'ai jamais habité, en réalité ; j'y ai, en revanche, souvent dîné). Là, dans cet espace-temps rêvé, nous sommes tous voisins, une sorte de communauté, j’occupe un appartement dans les étages supérieurs...

... D'ubiquité, disions-nous, je prends le numéro de Cornélius (??) sur mon portable et, assuré-je avec toute l’autorité d’une mamie super-titrée, j’irai régulièrement voir dans la chambre « s’ils » dorment bien. Cornélius me met en garde : si je les réveille, c’est le drame ! Ils ne me connaissent pas, ils vont paniquer. Pas de problème : semelles de velours et attention de tous les instants, telle sera ma vigilance. Qu’ils aillent donc dîner tranquilles. D’ailleurs, je serai au dîner moi-même et s’ils me voient me lever de table, ils sauront et rejoindre leur domicile au galop. La confusion dans l’espace-temps est totale mais ne dérange personne.

Mais ce n’est pas encore ce moment-là. Pour l’instant j’erre dans la ville haute (quelle ville ?) et longe une rue, route, bordée d’immenses bâtiments, très élevés et très anciens, dont la fameuse « maison qui penche ». Pourquoi penche-t-elle ? Quelle époque, la maison ? Nul n’en a cure, continuons.

Je cherche, en fait, une officine où pourra être traduit un très important texte arabe que j’ai avec moi, à la main. Une page unique mais essentielle, détenant tous les mystères, et qui doit être traduite – même mal, nous interpréterons s’il le faut – mais tout de suite. Ah : une indication : « Châteaucreux ». Nous sommes donc à Saint-Etienne et non loin de la gare, voici la boutique, voici le traducteur, je repars. Jamais gare ne fut installée en un endroit si escarpé, si peu urbain, si délabré. Je chemine, nantie du texte sacré, sur un étroit sentier à chèvres dominant une vallée aride. De la ville, plus une trace.

A ce moment, par ligne télépathique directe, la « maîtresse de maison » me reproche à nouveau mon retard. Elle n’est pas contente et je m’en fous. J’ai bien l’intention de rejoindre ce dîner, ces jeunes gens, ces excellents vins et ces mets délicieux, d’en profiter avec libéralité et de faire mon petit discours (souvenir coloré du pupillin). D’ailleurs, m’y voici téléportée.

« Mais alors », s’exclame la jeune femme attablée en face de moi, « c’est toi qui es en charge de tout le salace ? ». Je me récrie devant ce terme totalement inapproprié. Comment, ça ? Elle répète : « si, le salace ! Tout, quoi : l’approvisionnement, l’économie nationale, les femmes, les enfants… » Je la coupe : mais pourquoi dis-tu « salace » ? Ce n’est pas du tout le mot qui convient ! – or, la jeune femme est un peu stupide, me semble-t-il, son niveau de culture est proche du zéro, raison pour laquelle elle confond les mots et leur attribue un sens infondé. Il n’y a rien à faire là-contre. Je décide par conséquent de la laisser à ses barbarismes et me contente de me rengorger (imperceptiblement) devant la révélation de mes talents et de ma position sociale élevée, tout en cherchant à part moi le terme exact : salade ? smala ? Alsace ?

Quoi qu’il en soit, la jeune femme est en pleine crise admirative et me considère avec des marques de respect si évidentes que l’assemblée tout entière semble soudain se rendre compte de mon importance, de l’éminence de ma charge politique. Un genre de ministre ? De reine ? Scène de pure grandeur pour laquelle heureusement je porte une robe de cérémonie digne de l’instant : riche brocart scintillant jaune d’or, vaste tunique dans laquelle je flotte (ah, flotter dans un vêtement, mon rêve secret), interminables manches pagode, incrustations de pierres et de broderies ton sur ton, traîne immense qui s’étale en larges plis au pied de mon fauteuil (trône ?).

C’est magnifique. Je suis au sommet de mon art, d’autres splendeurs, d’autres prodiges… je dois me montrer digne, digne... Digne (dindon)…

Je m’éveille à Saint-Etienne au 43 de ma rue, sixième étage, dix-sept heures trente.

« Un homme qui dort tient en cercle autour de lui le fil des heures, l’ordre des années et des mondes. Il les consulte d’instinct en s’éveillant et y lit en une seconde le point de la terre qu’il occupe, le temps qui s’est écoulé jusqu’à son réveil ; mais leurs rangs peuvent se mêler, se rompre. (…) »

« Mais il suffisait que, dans mon lit même, mon sommeil fût profond et détendît entièrement mon esprit ; alors celui-ci lâchait le plan du lieu où je m’étais endormi et, quand je m’éveillais au milieu de la nuit, comme j’ignorais où je me trouvais, je ne savais même pas au premier instant qui j’étais ; j’avais seulement dans sa simplicité première le sentiment de l’existence comme il peut frémir au fond d’un animal ; j’étais plus dénué que l’homme des cavernes ; mais alors le souvenir – non encore du lieu où j’étais, mais de quelques-uns de ceux que j’avais habités et où j’aurais pu être – venait à moi comme un secours d’en haut pour me tirer du néant d’où je n’aurais pu sortir tout seul ; je passais en une seconde par-dessus des siècles de civilisation, et l’image confusément entrevue de lampes à pétrole, puis de chemises à col rabattu, recomposaient peu à peu les traits originaux de mon moi. »

« Du côté de chez Swann », première partie, « Combray »