Nous parlons ici, tout bonnement, de mouches.

Les importunes de l'automne étaient de grosses mouches bleues et noires, velues, au zonzon un peu obscène. De ces bestioles qu'on soupçonne, à tort ou à raison, d'avoir picoré du cadavre animal avant de venir se poser, comme de grosses cochonnes, sur vos fruits, votre pain ou au bord d'un verre resté sur la table.

Pouah ! s'écriait la Taulière submergée par le dégoût et qui n'avait rien de plus pressé que de se débarrasser de l'insecte (car elles venaient heureusement toujours par une à la fois).

La technique de la mouche dite "bleue" lors des premiers froids est simple : dès que, le jour tombé, vous allumez les lampes, il suffit d'ouvrir une fenêtre : la grosse mouche bleue se jette à toute berzingue dans l'appartement bien chaud, où elle se met à voler en tous sens, aussi désorientée qu'un pochetron à la sortie de son rade habituel. S'organise alors une chasse aussi infructueuse qu'énervante : la mouche ne veut pas retourner dans le froid, vous ne la voulez pas chez vous. L'alternative est simple : la reconduite à la frontière ou l'exécution sommaire.

La première option est du domaine du rêve : la mouche bleue connaît parfaitement la différence entre une atmosphère à 20 degrés, saturée de bonnes odeurs alimentaires, et un dehors à - 8 dont l'air demeure sec et vide. Elle est étonnamment agile pour sa corpulence (ce qui n'est pas le cas de la Taulière). Elle vole ordinairement près du plafond, situé à 3,60 m du sol, alors que la Taulière culmine à 1m59. Aucune approche surprise n'est possible : ces bestioles sont munies d'un radar multidirectionnel super-puissant : dès que l'ombre du journal plié, ou du torchon, se profile à moins d'un mètre, zoum, elle est déjà partie. Oh, pas loin : elle vous nargue perchée sur le robinet de l'évier. Vous y courez, elle est déjà à la salle de bains dont la porte est restée entr'ouverte. Pensiez-vous l'y coincer ? Elle fonce en piqué, redresse et vous ne l'entendez plus. Debout, ahurie, au milieu de nulle part, vous essayez de la détecter. Elle se repose sur la tringle à rideaux, à 3,30 m d'altitude et si vous la voyez clairement se frotter les pattes de devant (une manifestation de stress ou de moquerie ?), elle reste hors d'atteinte.

Lasse de s'essouffler ridiculement avec son torchon à vaisselle, la Taulière a fini par régler le problème à force de réflexion. Nom d'une patte de calliphora vicina, il s'agit de ruser, ou nous allons perdre honteusement cette guerre.

Technique, donc : 1) éteindre toutes les lumières : la mouche bleue est perplexe, car si c'est bien la lumière qui l'a attirée ici, dans le noir elle n'est pas à l'aise et, en général, reste planquée quelque part jusqu'à ce qu'on rallume ; 2) ouvrir grande la porte de l'appartement et éclairer le palier : et... Zzzoum, dans le panneau !! La mouche bleue se précipite vers la lampe palière. Parfait, parfait, ricanez-vous. Vole, vole, grosse maligne ! 3) Claquez alors immédiatement votre porte d'entrée. La mouche est maintenant sur le palier du 6e, et vous, tranquille à domicile. Ni sang ni tripes éclatées, pas de cadavre douteux à jeter à la poubelle, aucun meurtre sur la conscience.

Voilôh, comme on dit par ici.

Mais la mouche qui loge impunément chez la Taulière depuis une dizaine de jours n'est pas de cette espèce dégoûtante. Plus petite, plus discrète, silencieuse même, Musca domestica ne se fait remarquer ni par un vol désordonné et percuteur d'obstacles, ni par un zonzonnement quelconque. Son principal atout est la banalité : qu'est-ce qu'une mouche dans une maison ? Rien. Si elle se présente en escadrons de centaines, l'été, c'est autre chose : on ne coupera pas au si esthétique ruban collant qu'on déroule ici et là. Mais une mouche, une seule ? Qui serais-je pour jeter dehors cette pauvre petite chose qui pourrait presque passer, comme son nom l'indique, pour un impondérable élément de la vie domestique ?

Casse la tienne, soupira la Taulière en remarquant cette obstinée. Oh, nous avons bien essayé quelques coups de torchon, quelques ruses diverses (elle est moins con que sa cousine bleue, soit dit en passant). Nous avons constaté qu'elle est à la fois moins agile, plus flegmatique mais totalement équipée tout de même pour sa propre préservation. Et comme elle est moins répugnante que l'autre, eh bien, de guerre lasse...

Musca et moi vivons donc en relativement bonne intelligence. Elle se pose indifféremment sur mon écran, mon set de table ou un banane de la corbeille à fruits. Elle se désaltère dans l'évier, dort ici ou là, ne dédaigne pas un peu de lecture et se rafraîchit régulièrement les pattes en perchant sur les vitres glacées. J'ai acquis quelques réflexes élémentaires, tels que couverture immédiate de tout ce qui a été cuisiné et refroidit sur le plan de travail, protection de mon assiette dès qu'elle est servie, ne pas laisser traîner le pain.

Je dirais presque que la mère Musca me contraint à davantage d'ordre (relatif). De son côté, elle ne cherche pas à coloniser la chambre à coucher, sait rester à sa place et vit sa vie. En somme, nous voici colocataires et, si elle ne participe pas aux frais de bouche, elle sait se contenter des reliefs de fin de repas que je débarrasse après un certain délai, en faisant semblant de ne pas remarquer qu'elle en profite (c'est pour sa dignité, vous comprenez).

J'ai dû lui confier l'appart' pendant quelques jours, m'étant rendue chez les enfants. Croyez-le ou pas, j'étais presque émue, en rentrant, de la retrouver posée sur une grille de mots croisés oubliée sur la table. J'ai tout de même vérifié si elle m'avait avancé sur "Merci facteur !" au 4 vertical en douze lettres. Non, elle a séché. Comme moi.

A l'heure où j'écris, je réalise que je ne la vois nulle part. Se pourrait-il qu'elle se soit barrée ? Mais pour aller où ?

Comme ça, sans dire au-revoir ? Eh ben purée... Fais du bien à Bertrand, il te le rend en caguant.