Depuis quelques jours, cette bonne vieille Armeville a sorti ses modestes guirlandes lumineuses. Les vitrines mettent le paquet, les chalands se pressent (mais pas d'acheter). Ah, toute cette marchandise, ça donne le vertige !

Comme dit en rigolant le jeune patron du « Gruau Lorrain » la boulangerie miraculeuse de Sainté : « ça y est, on est dans le dur, c’est parti jusqu’à fin mai ». Mai. Ah ben j’aurais pas pensé tout de même. On croirait pas, la vie d’un boulanger c’est pas délices et orgues. Le doute me point : ils font des trucs pour la « Fête des Mères », les boulangers ?

Guirlandes & ampoules, donc. Et musique. Celle-là, on s’en passerait.

L'autre samedi matin à six heures, quand la Taulière a levé ses stores (ceux des fenêtres, pas ses paupières), y avait pas lerche de guirlandes et c’était neigeux de chez neigeux. Allons bon. Voilà qu’elle embarquait dans deux heures pour un périple qui allait la conduire, de tram en bus, à La Talaudière, commune voisine mieux connue dans le coin pour sa maison d’arrêt que pour ses confiseries locales (ici, on menace l'aspirant délinquant d'un laconique : « si tu continues, c’est direct La Talau », l’adverbe « direct » étant censé aggraver son cas, encore qu’on voie mal l’avantage de se rendre en prison par étapes, lesquelles ne sauraient être, en tout état de cause, que vilainement pénitentiaires).

Ce n’est pas dans ce lieu de désolation que la Taulière, malgré son pseudo, portait ses pas, mais vers le « Pôle Festif » de la Talaudière, où se tenait l’assemblée générale des Jardins de la Chazotte, dont au sujet desquels la Taulière a l’honneur et l’avantage d’être adhérente et d’y louer une parcelle jardinière.

L’AG, constituée à 90 % de papys notablement sourdingues et donc, gueulards à proportion (sauf le président, qui murmure et ne parviendra jamais, pendant trois heures, à tenir le micro correctement, laissant sa parole chuchotante se perdre dans les travées perplexes du public), se déroula dans un climat de bon aloi.

Le « Pôle Festif » est un endroit bien chauffé, lumineux, confortable. Un immense sapin fort bien décoré fait le fond de scène, l’ordre du jour est rondement mené et nous voilà, après quelques résolutions adoptées à l’unanimité, de nouveau dehors où il neigeait et reneigeait (enfin, les papys étaient toujours accrochés à la buvette, mais moi j’avais pas que ça à faire).

La Taulière, prudemment accotée d'un bâton de marche (pour ne pas avoir l’air de déambuler déjà avec une canne), ustensile essentiel à l’équilibre sur trottoirs glissants, fut assez contente de voir arriver le bus de retour après vingt minutes d’attente dans un abri qui n’en avait que le nom et que traversaient des bourrasques glacées, rasantes et humides.

La ligne 10 rallie Sainté en traversant ce paysage rurbain qui est le lot de toutes les agglomérations de plus de… habitants. Mais ce rurbain, dans l’agglo stéphanoise, garde toute sa spécificité, déjà soulignée maintes fois ici : un mélange, une juxtaposition de campagne vraiment paysanne et de hangars vraiment industriels, des coulées de forêts et de prés bordés par les glissières de la quatre voies, plus d’une usine vide et toujours gigantesque, des quais de chargement pleins de poids-lourds, un marché aux bestiaux... Des collines jardinières et de petits ponts sous lesquels roulent de sombres ruisseaux interrompant les champs de neige. Quelques vieilles fermes bellement restaurées. On « enjambe » un bout d’autoroute et là, au bord, tiens, un cheval debout dans la neige, l’air pensif.

Les clients du bus de retour étaient à peu près les mêmes que ceux de l’aller : il faut croire qu'aller passer le samedi matin à La Talaudière c'est devenu le dernier chic parisien. Les passagers consistaient donc essentiellement, outre la Taulière, en cinq ou six hommes probablement Roms, qui à huit heures ce matin sont partis avec instruments de musique et petits tabourets pliables et sont descendus comme moi au centre du village où se tenait le marché.

A midi, ils avaient donc terminé – comme moi - leur matinée de boulot et devisaient peinardement, ce qui se traduit, dans leur parler et selon leur culture, en riches vociférations et éclats de rires entrecoupés de toux grasses. Ces hommes, qui avaient dû avoir très froid pendant quatre heures et face auxquels j'étais assise, me transportèrent quelque part en Roumanie ou en Bulgarie.

Ils sont tannés, vannés, ridés. Leur teint est presque bleuâtre, leurs visages sont émaciés, à l’exception d’un plus jeune et rondouillard. Ils frottent des mains crevassées. Le plus âgé porte une antique canadienne en skaï doublée de faux mouton, un vêtement que je n’ai pas vu depuis la fin des années cinquante. Dessous, le traditionnel gilet boutonné sur une chemise mince, un pantalon élimé et aux pieds des chaussures fines à bout pointu, étonnamment élégantes mais dont la capacité calorifique n’est sûrement pas à la hauteur.

Tous sont coiffés de ce petit chapeau de feutre porté crânement un peu vers l’avant, à l’exception d’un qui bénéficie d’une chapka de couleur kaki et d’un modèle que je crois inconnu en France. Je suppose qu’ils sont parfaitement contents d’être à l’abri, pendant vingt minutes, dans un bus chauffé et sur des sièges confortables. Le « vieux », pourtant, reste debout, dans une posture qu’on devine archaïque, adossé à la vitre, les mains dans les poches. A la différence des autres, il est silencieux et, comme le cheval de tout à l’heure, pensif.

Dehors, la neige fait rage puis soudain s’arrête comme un robinet qu’on fermerait pour laisser la place à un grand pan de ciel bleu et de soleil. Et ça repart.

A midi chez la Taulière c’est pot-au-feu, que voulez-vous, on se soigne et hop, à quatorze heures, nouvelle attente de bus sous la neige, direction la médiathèque.

Sur place, elle est accueillie par un étonnant et assourdissant concert donné par un groupe de personnes IMC d’un centre voisin. La musique est hélas très mauvaise avec pourtant des moyens sonores intéressants (BEAMZ, micros, guitare, percussions et table de mixage). On regrettera, une fois de plus, que les personnes chargées d’animer de tels ateliers aient un goût de chiotte, ce qui est, de l’humble avis de la Taulière, ultra-fréquent. Comme si les personnes en situation de handicap, les personnes âgées, étaient des publics pour lesquels il n’est pas besoin d’avoir d’exigences, et qu’on puisse leur proposer en toute impunité du moins-disant culturel.

Soulignons au passage le travail réalisé en ergothérapie dans les établissements psychiatriques, où l’on ne se paie pas de mots et où, sans doute, on met le budget ad hoc pour recruter des gens de qualité. Pourquoi ailleurs est-on condamné au médiocre ? Eh bien, précisément pour des raisons inverses.

Voici un malheureux jeune homme à qui l'on a confié le micro et qui braille d’incompréhensibles phrases sur des mélodies à la con, voici son animateur guitariste qui ne tient pas sa troupe, et voilà des textes navrants. Ce jeune homme qu’on fait « chanter » un truc interminable, ne pouvait-on lui épargner le ridicule de paroles insanes et de dérapages vocaux carrément insupportables ? Double peine pour le chanteur, des gamins rient dans la salle, ça me fait mal pour lui.

Quant à l’animateur, il ne cesse, entre chaque morceau, de souligner que : 1) il fait ce qu’il peut avec ce qu’il a – en tout cas, pas du talent, ça c’est sûr – 2) il y a une personne qui devrait être là et qui n’est pas arrivée – 3) machin a démarré trop tôt mais ça fait rien. Une honte. Suit une chanson – de lui, par lui – racontant vingt ans (sic) d’accompagnement en AMP.

N.B. La Taulière, à son époque « chorale », a participé à une – une seule – prestation de cet acabit avec une chef de chœur certes non professionnelle mais en plus incompétente et une troupe de jeunes comédiens trisomiques, ce sont eux qui avaient finalement « tenu » le spectacle. Elle s’est promis que plus jamais.

La Taulière sort de là totalement sourdingue et un peu ahurie, elle a pris deux bouquins un peu au hasard, l’urgence étant de se tirer de ce mauvais pas.

Mais c’est pour tomber, de cette Charybde sonore, en un Scylla de barnum pré-Noël : sur la place en bas, déchaînement d’une espèce de bellâtre sur un podium NRJ, méga-basses, registre disco revival. La foule se croise, un flux montant un descendant, le marché de Noël dégorge de saloperies fabriquées en Asie du Sud-Est et vendues scandaleusement cher, jingle bells, les gens dépensent, dépensent, bijoux de pacotille, confiseries dégueulasses, foies gras indus bradés par un individu déguisé en paysan gersois et qui se fournit dans les containers du marché-gare de Lyon, crêpes suintantes, churros dégoulinants, la grande roue tourne par-dessus tout ça, et grince.

Taïaut, taïaut, s’écrie mentalement la Taulière en attrapant un tram au vol et en s’étonnant une fois de plus que les gens du coin éprouvent le besoin de voir les toits de la ville depuis cette grande roue pas très grande d’ailleurs, alors qu’en montant n’importe laquelle des rues qui mènent aux quartiers collinaires, on a des panoramas à couper le souffle.

Retour au bercail silencieux, tranquille (et bordélique mais alors, c’que j’m’en fous) : infusion de verveine, deux tartines d’une confiture de rhubarbe un peu ratée mais bof pas si mal en fait, j’allume la radio : Charles Juliet. Ah c’qu’on va s’marrer.

Il faudrait tout de même que la Taulière se débrouille pour lire – au moins découvrir – deux ou trois trucs de Juliet. Un seul bouquin de lui « Dans la lumière des saisons », offert par quelqu’un, lu. Bon. Relu récemment pour essayer de changer d’idée. Bon. Ce qu’on peut s’emmerder parfois en lisant.

L’AutJournal V : « Marche après marche, avec une implacable rigueur, Charles Juliet accomplit son travail d’élucidation de soi ». Lambeaux est un récit autobiographique dédié à sa mère et au « rôle que, malgré cette absence, ou à cause de cette absence, elle a joué dans sa vie d’homme et dans sa formation d’écrivain ».

Ténèbres en terre froide : « Au tréfonds de l’être, une plaie suinte, que maintiennent à vif maintes de ces questions auxquelles il n’est jamais facile de fournir une réponse : vivre, le faut-il ? » Lueur après labour : « J’ai poursuivi mon chemin. Continué de travailler à me mettre en ordre, me clarifier, réaliser mon unité... ».

La bio / biblio publiée chez P.O.L. http://www.pol-editeur.com/index.php?spec=auteur&numpage=12&numrub=3&numcateg=2&numsscateg=&lg=fr&numauteur=103 n’encouragent pas, mais méritent qu’on s’arrête un moment sur l’existence de cet auteur qu’on accuse de nombrilisme. Peut-être (c’est en effet ce que je ressens en le lisant), mais Juliet ne contemple pas son nombril avec contentement : il y recherche une explication plausible à une existence dont le démarrage, c’est le moins qu’on puisse dire, est un monument de navrance. Voilà ce que la société peut faire d’un gamin arraché, à l’âge de trois mois, au « foyer » familial dont la mère est absente, enfermée abusivement dans un asile de fous (terme qui convient à l’époque et aux agissements de la psychiatrie française de cette époque), où elle est morte de faim pendant la deuxième guerre mondiale comme beaucoup d’internés, puisqu’on ne les nourrissait plus. Juliet, « adopté » par une famille de paysans suisses où il a sûrement connu une enfance de délices en gardant les vaches jusqu’à l’âge de 12 ans, est ensuite envoyé aux « enfants de troupe », lycée militaire d’Aix, où, nous dit-on, il en a connu de rudes. Il en sort pour faire l’Ecole de Santé, décroche au bout de trois ans, se met à écrire – et à se chercher. Ca ne rend pas sa lecture facile ni amusante, on souhaite seulement qu’il ait trouvé, dans le fait d’être publié – et lu, tout de même, une sorte d’accomplissement. On a tendu une oreille distraite à sa causerie sur France Culture, en effet on ne se marre pas, mais c’est toujours le même effet que nous fait Juliet : c’est poignant, on saigne un peu avec lui et puis non, c’est par trop de mélancolie, désolée Charles on ne se sent pas d’attaque à endosser ton malheur, même dans l’excellent « Temps des écrivains » de Christophe Ono-dit-Biot… On a donc préféré écouter Yusuf Lateef et sa flûte traversière enchanteresse, en duo avec Ahmad Jamal. Pour les amateur.e.s, c’est ici https://www.youtube.com/watch?v=X8DGIqgRF7Q

Et autrement, je voulais juste vous dire que la mère Musca va bien, elle volète présentement autour de moi comme pour me signifier qu’il faudrait peut-être songer à dîner.