On commence à connaître les notes de lecture de la Taulière. Plutôt difficile, mémère, question littérature. A l'Appentis, on se paye pas de mots, et la conduite est simple :

- si on n'aime pas, on ne dit rien
- si c'est du foutage de gueule on en parle, et parfois il aurait mieux valu pour l'auteur qu'on ne l'ait pas lu...
- mais si on aime, alors là on rameute les foules.

Là, on va parler d'amour. Précisons que j'ai l'honneur et le plaisir de connaître Catherine Balaÿ et évacuons tout de suite les soupçons de complaisance : il m'aurait été facile de ne pas parler de son p'tit bouquin. Je n'ai jamais cité un certain nombre d'autres auteurs de moi connus, et auxquel.le.s pour autant je n'ai pas envie de servir un potage réchauffé et insincère. Pour certains, mon opinion est faite. Pour d'autres, je les laisse mûrir et il sera temps de les "chroniquer" (c'est pas vulgaire) quand ils sortiront ce qu'ils ont dans le ventre.

"Mademoiselle ne sert à rien", de Catherine Balaÿ, donc, est un petit bijou discret de 30 pages (merci, Abribus (1), de ne pas paginer, c'est malin ! J'ai dû compter), un méli-mélo de textes poétiques et de nouvelles. Extraits :

L'aut' mordue de la mort

1

Ma soeur, l'est mordue de la mort.
Sur la plage, elle s'habille en croque-mort.
Toujours en noir, elle est.
Jambes en troncs de croix. Des troncs.

Allongée sur la plage, bras - ben - en croix, justement, elle écoute du hard (rock) dans son oreillette.
Elle se maquille les lèvres en rouge bordé de noir. Ou sinon, parfois, en noir bordé de rouge.
Comme quoi que ça change... Dire que ça évolue serait présumer des forces mentales de ma soeur.
(...)

9

Ca gratte contre ma porte.
C'est mon-papa-à-moi !, je crie, heureuse
Eh non, c'est le rat à ma soeur.
Le con ! L'a chipé une carte dans la chambre à ma frang'.

etc.

T.1

Vue sur son balcon, sur les herbes jaunies du petit bac de la terrasse. Si elle était plus soigneuse, elle se dit, il serait rempli de fleurs.
Sa silhouette se dessine sur le ciel bleu. Les touffes enracinées dans le jardin miniature du balcon sont bousculées par la brise qui secoue les nuages. Plus de forfait.
De toute façon qu'est-ce qu'elle aurait dit à son père. Qu'est-ce que je pourrais te dire, papa ? Tu voulais que je te donne des petits-enfants, moi et Ali !?... Et que non.
La silhouette brune tire à nouveau sur sa cigarette, face à l'horizon découvert par sa grande fenêtre.
T.1. Appartement Une personne. Maintenant, j'habite un T.1, papa.

On ne peut pas tout citer ! Il y a cette nouvelle, "Madame", vraiment, la Taulière est livide d'envie de ne pas y avoir pensé ! (quand elle a compris qui était "Madame"...) Extrait :

« C'est le temps du thé.
Je coule vers la théière (Madame), comme l'écriture coule sous mes doigts, comme le temps coule sous mes pas qui avancent enfin, comme le thé en moi.
Cette liberté. Cette joyeuse folie. Ce bonheur insensé. Si petit et si grand.
Quand, contre l'ennui et le trou, dans ce quotidien-là, je choisis le thé.
Quelle révolution ! Madame... ».

« Le thé dégouline. Ma copine écrivain vient chez moi. Une profusion de thé en perspective.
Comme les hommes sont lâches, Bon Dieu ! Que les hommes sont lâches !
Ding Dong !? Ma copine arrive. Elle a les joues rouges de celles qu'on n'a pas trahies. »

Et puis des poèmes :

« Je vois du sang sur ton haleine
Des gens partout le ventre au coeur
Je vois personne dans tes râle-haine
Je vois des yeux dans l'rétroviseur »

(Ton haleine)

Et une nouvelle encore... "Ma psy" raconte les tribulations d'un patient navré par la désinvolture de sa thérapeute, laquelle se permet de se mettre du parfum ou d'arroser ses plantes pendant la séance, et autres inconvenances :

« (...) Elle me rend la carte vitale. Je ne reviendrai pas. Je le sais. Une poignée de main je range le déo.
- J'suis con, hein ?
Elle me lance un regard indulgent.
(oh putain l'odeur ! Elle vient de péter ! Décidément) »

Voilà. C'est ça. Une écriture incisive et charnelle, un corps à corps avec la matière, de la sculpture qui ferait gicler la glaise, de la médecine légale qui suspendrait les intestins au lustre (mais avec une recherche de couleur), de la cuisine aux vapeurs pourpres, délétères et jouissives. Et un humour distillé, de jolis grincements comme ça, au détour d'une ligne. Purée, j'adore ça !

Catherine Balaÿ écrit, donc, avec un petit couteau affûté qu'elle trempe dans l'encre de ses tripes et secoue joyeusement sur sa page. Elle n'a pas d'hésitation dans le stylo-bistouri (pourtant elle affirme souvent le contraire), c'est du flux de conscience, un jus prometteur contenu dans une fille d'une modestie un peu agaçante, et j'attends de voir que Catherine Balaÿ soit éditée ailleurs que chez Abribus. Bah, ça va bien venir un jour ou l'autre : elle est jeune, elle est lourde de promesses...

===============================

(1) Abribus, c'est un éditeur stéphanois. On sait combien il est difficile, passé le septième arrondissement de Paris, d'exister sur un plan littéraire (en France, du moins. A l'étranger, ils ne s'emmerdent pas tant avec l'effet "capitale"). A ce titre je vais essayer de ne pas les emplâtrer direct.

Mais un éditeur qui se respecte et respecte ses auteurs révise les textes et les corrige, nom de nom ! Une chance que Catherine écrive juste, les dégâts sont très limités mais tout de même, quelques coquilles viennent polluer ses beaux textes. Ils ont d'autres auteurs, je vous dis pas, c'est du 15 fautes la ligne et rien n'est corrigé.

Côté tirage : Abribus republie le recueil et ne change pas l'adresse du blog en quatrième de couv', blog qui est en sommeil depuis 2012. C'est pas sérieux.

A ce propos je voudrais dire un truc : l'écrivain.e, bon, ellil écrit. C'est pas un concours d'orthographe, l'écriture. C'est un turbin, je vous dis que ça, faut se le coltiner. Et le boulot de l'éditeur, c'est de réviser le texte et de le corriger, orthographe et syntaxe, parfois un peu le style, mais en restant dans ses limites. Tout un art. Ayons en mémoire la lettre poignante de Malcolm Lowry à Jonathan Cape, son éditeur anglais, dans laquelle il met dix pages à défendre "Au dessous du volcan", que les lecteurs-correcteurs auraient réduit à néant s'il les avait écoutés, sans compter le subtil chantage de Cape : "si vous acceptez les corrections, on peut mettre sous presse le tant. Si vous ne changez rien, il se peut que nous publiions votre livre, mais ce n'est pas certain". Enfoirés, va. Ayons en mémoire Proust et ses 2500 pages, où ni Grasset ni plus tard Gallimard ne se sont avisés d'outrepasser leurs attributions. Bon.

Donc, toiletter, peigner, mettre en page si nécessaire. Certain.e.s écrivent sans faute, tant mieux pour elleux, très bien. Mais ce qui compte, bordel, c'est ce qu'ellils ont à dire. Et comment c'est dit, non pas avec quels outils. C'est pas une exposition de participes, l'écriture. Si on attend de l'écrivain.e qu'il travaille d'abord à une perfection textuelle, il y a mille chances sur cent que la substance du texte se perde un peu/beaucoup en route.

La Taulière en parle en connaissance de cause : elle est affligée d'une maniaquerie syntaxique et stylistique dont, à son grand dam, elle s'aperçoit, bien vieille au soir à la chandelle, que cette "qualité" (qui au demeurant ne la conduit pas à la perfection, loin s'en faut) est en fait le résultat d'une castration patiente et irréparable, causée, au premier chef, par l'école, soit dit en passant (mais oui, je sais, l'école n'a pas fait que prendre, elle a donné aussi), et qui a fortement nui à une expression aujourd'hui bien ceinturée, bien corsetée. Grand bien lui fasse. C'est en fréquentant nombre de jeunes écrivains qu'elle a pris conscience de ça.

Cela ne veut pas dire qu'elle renie ce qu'elle a fait. Elle regrette juste une certaine liberté, qui fut la sienne et qu'elle a parfois égarée dans les arcanes de textes peaufinés. Les fulgurances de l'enfance, l'écoute de son à-dire, l'art du cri.

Bref, retenez bien ce nom : Catherine Balaÿ.