Addendum 23/12. Pas inutile peut-être de re-montrer la photo en question ?
Pour commencer, nous recevons de Michu, sculpteur du Sartrus, une mise au point : « J'écris mal, d'accord, mais jamais je n'ai sculpté un "Sartrus" ! C'est un "Sarmus", et ça saute aux yeux, 50/50 de Sartre et Camus. La Taulière ferait bien de vérifier ses sources. SAR-MUS. Vu ? ».
La Taulière : OK, OK, Michu, on va rectifier !
Ensuite ma copine Lau, en visite aux Duos, proteste avec véhémence contre les interprétations diffractaires et appentistes du mystérieux cliché espiguettien : ce visage n'a pas été sculpté, affirme Lau. Ce n'est pas une oeuvre d'art : ni Sarmus, ni Chien au casque d'aviateur : c'est un AC-CI-DENT.
Vers 1890, le scientifique Griffin, en vacances à Mers, rentre nuitamment et very bourré - mais nanti de sa potion d'invisibilité - d'une soirée boiled eggs & brandy chez des amis britanniques en villégiature dans le coin. Il a sifflé sa potion en quittant ses potes, sur ce qu'il faut bien appeler, sans ironie, un coup de tête, dans l'idée de se livrer à quelque facétie sur le chemin du retour.
Au bas de la Rue du Quai qui, comme chacun sait, est en pente raide, presque verticale, Griffin se pète la gueule mais grave contre un mur de pierre. C'est alors qu'il perd : son invisibilité, ses lunettes et toute possibilité d'avenir.
On lit clairement, dans le mur martyrisé, la violence du choc : l'homme invisible s'est étiaffé contre la dalle de toute la vitesse de son élan de pochetron en descambalade, voilà la triste vérité (1).
Nulle expression artistique ici, mais l'impression à froid dans la pierre, sans complaisance, de la maigre bobine de Griffin et surtout, la fin de sa carrière. Les bandages se sont incrustés dans la dalle (plusieurs traces au niveau du front), ainsi que les lunettes, et Griffin fut, à tout jamais, défiguré, miraud et partiellement visible. Un des plus efficaces thrillers de la fin du 19e siècle venait d'avorter.
Comme c'était longtemps avant 14-18, la chirurgie, qui ne s'était pas encore fait la main sur les poilus rectifiés au mortier de 75, n'a pas su réparer Griffin qui, du statut inquiétant d'homme invisible prêt pour une carrière dans le crime, est passé à l'existence misérable de Gueule Cassée Plantée sur Rien.
Car l'invisibilité, qui sous le choc s'est cristallisée dans le reste du corps de Griffin, n'en est jamais partie. C'est ainsi qu'en bas de la Rue du Quai, dans le coin le plus sombre, le plus touffu, il n'est pas impossible de voir flotter cette tête ravagée dont le portrait, dans la pierre, est aussi fidèle qu'un négatif photographique. Un genre de tête dans le cul, mais à titre définitif.
Le ridicule de son héros potentiel porte à l'écrivain H.G. Wells un coup fatal. Après avoir projeté, plutôt que "L'homme invisible", tombé à l'eau, un essai du genre "La Chute", il resta sec et ne produisit, entre 1895 et 1946, que 49 romans, 94 nouvelles et 77 essais, manuels ou articles scientifiques, dont certains titres reflètent le traumatisme indirect mais durable que lui causa la chute de Griffin.
Ainsi l'onomatopéique "Tono Bungay" (on croit entendre l'homme invisible dégringoler à toute berzingue contre le mur du drame) ; "La destruction libératrice", écrit pour conjurer la chute ; "The shape of things to come" (litt. "la forme des choses à venir"), mal traduit en français par "La vie future", alors que Wells ne pensait qu'à l'accident. Enfin, les très prophétiques "The Man with a nose (L'homme au nez)", "Une catastrophe", "Dans l'abîme" ou "Le tracas de vivre". Sans parler de "La porte dans le mur" (s'il y en avait eu une, la face de Griffin en eût-elle été changée ?) ou "Introduction to nocturne"...
En 1945, dans « L'Esprit au bout du rouleau » (Mind at the End of its Tether), Wells livrait ses conclusions définitives sur les tenants et aboutissants de la chute de Griffin :
« L'espèce humaine est en fin de course. L'esprit n'est plus capable de s'adapter assez vite à des conditions qui changent plus rapidement que jamais. Nous sommes en retard de cent ans sur nos inventions. Cet écart ne fera que croître. Le Maître de la Création n'est plus en harmonie avec son milieu. Ainsi le monde humain n'est pas seulement en faillite, il est liquidé, il ne laissera rien derrière lui. Tenter de décrire une fois encore la Forme des choses à venir serait vain, il n'y a plus de choses à venir. »
C'est sûr que quand on voit la trombine à Griffin incrustée dans le mur, on voit bien qu'il n'y a plus grand chose à venir, du moins pour lui. Et pour nous autres ?
Ben, on sait pas trop.
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(1) S'étiaffer (Jura) : se casser la gueule avec violence, en s'étalant de tout son long si on est à l'horizontale ou en s'imprimant dans ce qui arrête la chute, si on est à la verticale.
Descambalade (Provence) : partir en descambalade c'est dégringoler, prendre de la vitesse sans pouvoir freiner (Thyde Monnier, "La Demoiselle", 1944).
Des résonances rebondissantes, inattendues et bienvenues pour le Sarmus de la falaise !
N'est-ce pas ? On sent poindre une controverse auprès de laquelle celle de Valladolid passera pour une aimable querelle de belote au bistrot du coin... J'aime beaucoup l'appellation "le Sarmus de la falaise", ça lui confère une dignité que n'effacera pas l'hypothèse encastrée de l'homme invisible :))
Ah enfin, on sent que les experts débarquent.
Il était temps.
Nous fîmes bien d'ébruiter l'affaire.
Tu dis "Ma copine Lau, en visite aux Duos, proteste avec véhémence"
> Sinon, elle peut pas protester toute seule ?
> Sarmus ok, mais elle a rien à déclarer sur Catre ?
Alors bon : Véhémence c'est moi, j'avoue, je laisse tomber le masque. Ouille !! mon cor au pied !
Sarmus : c'est Michu qui rouspète, pas ma copine Lau ! Michu me charge de te dire que si on se place dans l'autre sens, évidemment, c'est Catre qui apparaît. Il dit que tu es le seul à l'avoir remarqué :)
Je ne comprends rien à ce que vous barjaquer*, vous autres, mais dis donc, l'Espiguette, elle se mouche pas du pied, c'est d'une beauté époustouflante ce qu'elle fait !
* c'est du lyonnais, et du georgettien, mais c'est dans le Larousse
Chère Jardinière !
Merci du passage, toujours sympa de découvrir tes commentaires, rares et précieux :-)
Le "Duo de ces Pyramides" entre Mr K, des 10fractions et La Taulière d'ici est publié tous les 15 du mois. Le numéro 3, du 15 novembre dernier (celui auquel donnent accès les liens), jouait à interpréter une photo aimablement fournie par Espiguette (entre bloguistes on se rend service), que K et La Taulière devaient interpréter. Dont acte.
Hier, une copine de passage lit ce Duo sur nos deux blogs et se marre bien, puis émet l'hypothèse "Wells" et me donne, du coup, l'idée de publier une 3e interprétation. Les liens vers les billets de Mr K et de La Taulière permettent de prendre connaissance des 2 premières.
Barjaquer : le billet 460 du 19 décembre "Un autre petit cadeau ?" constate en effet (zone commentaires) la présence au dico de Barjaquer, pour lequel le Robert donne une étymologie intéressante. Tu y découvriras d'autre part une pub pour la "Chorale à vapeur" de Martin, eh oui...
L'Espiguette, blog-pote de Mr K chez qui je l'ai découverte, est une photographe et un tas d'autres choses (graphiste, plasticienne, libraire, grande voyageuse et j'en oublie), avec un gros talent. Je suis bien contente de contribuer à la faire découvrir.
Salut La Jardinière ! Joyeux Noël derechef ! Si tu veux un stock de blagues super rigolotes et très capillotractées pour animer ta soirée, va voir chez Mr K ici http://10fractions.blogspot.fr/2017...