Monique est une gentille dame de 81 ans qui vit seule dans une rue de mon quartier. Nous nous rencontrions dans les activités pour personnes âgées qui rythment nos semaines.

Et puis nous avons sympathisé.

Sous un physique fluet et quelque peu sévère, derrière son visage amaigri encadré d’une mousse aérienne de cheveux blancs frisés, Monique cache une santé qui a été chancelante mais qui se nourrit d’une force et d’une volonté qui font mon admiration.

Après les derniers jours particulièrement terribles de son mari, après un long cancer qui l’a laissée fragile et très affaiblie, Monique a quitté, voici quelques années, la région parisienne où elle vivait pour revenir à sa ville.

« Ma vie c’est un roman », dit-elle parfois. Au coin de son œil pétille toujours une blague à venir, un rire. J’adore le rire de Monique, très particulier : ce n’est ni un éclat ni un ricanement, ni un riotement aigrelet comme on pourrait en imaginer chez une personne de son âge. Monique rit brièvement – mais souvent – en une sorte de cri vigoureux, ça fait « Rouououhh ! », voilà, une seule fois, comme ça : « Rouououhh ! ».

Pour les autres, pour le monde qui nous entoure, pour les emmerdements de son quotidien, Monique a le regard modéré de qui en vu tellement d’autres que ça ne vaut plus le coup de s’indigner ni d’être critique. Et vous savez quoi ? C’est une leçon pour la râleuse pro qui vous cause. Sa bienveillance, qui n’est pas indulgence aveugle mais exercice éclairé de relativité, frappe juste.

Hier soir, j’ai confectionné un petit réveillon des familles et Monique est arrivée avec ses desserts : ananas Victoria blond et succulent, papillottes du chocolatier local et bûche confectionnée de ses petites mains : « la bûche de ma maman », dit-elle avec une tendresse intacte et une légère bruine dans le regard. Brève évocation d'une personne aimée de sa fille qui en perpétue le souvenir avec cette recette aussi délicieuse qu’économique, et qui doit être préparée à l’avance :

Faites bouillir 750 grammes de châtaignes jusqu'à ce qu'elles soient tendres, et tapez-vous le boulot exténuant de les débarrasser de leurs deux peaux.
Réduisez-les en purée (avec le moulin qui tourne et pas un horrible machin qui fait vrrrrrrrr, dont la lame réduit à néant la consistance et le goût des choses qu’on « mixe »).
A cette purée de châtaignes, mélangez 150 grammes de chocolat et 150 grammes de beurre qui auront fondu ensemble au bain-marie, et 150 grammes de sucre semoule.
Mélangez bien jusqu’à ce que le sucre ne « crisse » plus.
Façonnez cette préparation en forme de rouleau dans un papier sulfurisé ou film fraîcheur, et réfrigérez.
Lorsque ce cylindre est suffisamment froid pour être démoulé, posez-le sur un rectangle de carton que vous aurez calibré à la mesure de votre bûche et recouvert de papier aluminium.
Tracez à la fourchette les stries qui vont imiter l’écorce, éventuellement sculptez un genre de départ de branche scié à la base, vous savez, comme une vraie bûche de bois, quoi.
Abritez ce cylindre par un tunnel de papier alu sans que ça colle à la bûche, et déposez au congélateur jusqu'au jour de consommation, où vous le sortirez du congélo quelques heures avant la dégustation.

Avant de servir la bûche, saupoudrez-la de sucre glace et ajoutez les petites décorations de rigueur : branchette de houx en plastique, petits nains avec leurs scies et autres traîneaux de sucre, champignons meringués ou marrons glacés coupés en deux…

Le résultat est un dessert parfaitement équilibré en texture et en sucre, non pesant sur la digestion, simple et goûteux.

Tout en savourant les bonnes choses et en dégustant un verre de Médoc pour lequel la Taulière se vote in petto des félicitations pour sa main heureuse dans les rayons de Monop, et comme nous ne nous connaissions, au fait, pas si bien que ça, nous avons échangé avec Monique une partie de nos histoires de vies.

« On n’a pas encore tout dit, il en reste », remarque Monique sur le pas de sa porte où je l’avais raccompagnée, sur le ton léger mais non dénué d’invite du comte de Crécy fauché, que le Narrateur de la Recherche invitait régulièrement au restaurant, et qui lui rappelait en le quittant qu’il leur fallait prévoir une autre séance de « Lucullus » afin d’évoquer quelques questions de héraldique restées pendantes. Pique-assiette cultivé et délicat, œnologue averti, le comte de Crécy « payait » son hôte de récits et d’informations introuvables ailleurs.

Monique, elle, n’a évidemment rien de la profiteuse mais ses histoires sont tout aussi extraordinaires et pourraient donner naissance, en effet, au roman d’une vie modeste mais pleine de péripéties.

Ici la Taulière interrompt son récit. Elle aimerait vous faire partager, ce 25 décembre où le soleil a fait une majestueuse et durable apparition dans un ciel de pur pastel, la délicate lumière du soir sur la colline de Villeboeuf où les branches des arbres dénudés sont teintées de rose tandis que les résineux du sommet font un écran vert sombre aux tentatives obstinées d'un abruti qui, au sommet d’un immeuble abandonné, fait jouer le soleil sur un miroir et renvoie dans toutes les directions des éclairs de lumière qui tuent les yeux. Il ne réussit qu'à provoquer le vol frénétique et brouillon des oiseaux que ces durs rayons font fuir en tous sens.

Monique raconte sa guerre. Une petite fille de six à huit ans traverse l’occupation allemande et les échos des conflits dans la grande ville minière doublement frappée : par la guerre, et par la misère. Elle raconte la soupe d’épluchures de pommes de terre, la mère qui ne mangeait pas, réservant aux quatre enfants les portions congrues, se contentant de boire de l’eau, beaucoup d’eau, pour calmer son estomac. Elle montre la taille de la ration de pain quotidienne, mesurée et roulée dans la serviette de chaque enfant, et que chacun.e devait veiller à faire durer : « et celui qui en mangeait trop le matin n’avait plus rien le soir. On le savait, alors on faisait attention ». Elle dit encore « on était très mûrs », signifiant ainsi, inconsciemment peut-être, qu’on leur avait volé leur enfance.

Elle raconte les alertes, la fuite nocturne dans la ville, la mère avec sa petite soeur de 4 ans dans les bras. Saint-Etienne, le 26 mai 1944, fut la cible particulièrement choyée d’un de ces bombardements alliés conçus selon la méthode américaine du « tapis de bombes » et destiné à anéantir les gares stéphanoises, en particulier celles de Châteaucreux, d’où se faisaient les mouvements de troupes, de Carnot (manufacture) et du Clapier, qui emportait le charbon. L'étape stéphanoise était stratégique pour les troupes allemandes « deuxième meilleure route en partant de Paris pour la Méditerrannée ».

La Taulière a déjà évoqué ici la mémoire des élèves de l’école communale de Tardy et de leurs maîtres, anéantis par les bombes américaines (parmi les 900 et quelques victimes stéphanoises de ces bombardements conçus par le commandement américain pour être lâchés en amont de l'opération Overlord, de jour et à haute altitude pour éviter la DCA, et planifiés pour se dérouler depuis la côte Méditerranée. Nice et St-Laurent-du-Var et surtout Lyon - 1000 morts - ont payé un tout aussi lourd tribut à cette opération) et peut-être a-t-elle déjà donné ce lien vers le récit d'une autre enfant (devenue une dame mûre) sur cette journée particulière.

En voyageant sur le web pour rechercher quelques indications historiques, La Taulière est tombée sur ce récit très émouvant d’un certain Dan Axtell qui séjourna brièvement à Saint-Etienne en 2002 et a découvert, à hauteur d’homme devant l’école de Tardy, la réalité de ce qu’on appelle « dégâts collatéraux ». Cet Américain navré devant les noms, gravés sur une plaque commémorative, des enfants et des maîtres, prend alors conscience brutalement du fait que ces bombardements, qu’il avait toujours vus comme une « aide de l’Amérique à la France », ont en fait tué des civils français, par des alliés, insiste-t-il, « et pas par des nazis ». Il serait intéressant de connaître l'avis de Dan Axtell sur la guerre du Vietnam telle que l'ont conçue et menée les Américains.

Mais Monique n’est pas navrée en racontant ces souvenirs. Elle est simplement plongée dans sa mémoire, et la Taulière l’écoute avec attention et affection.

Pour la reconduire chez elle dans la nuit paisible, il fallait descendre un bout de la rue de la République, laquelle mérite un paragraphe ou deux.

Il s’agit d’une courte artère qui relie le quartier de Fourneyron, notoirement déshérité et d’une pauvreté dont le Lidl du coin est une illustration particulièrement navrante (si vous voulez perdre tout appétit, allez y faire vos courses à onze heures du matin et vous en sortirez, garanti, en proie à la désolation et l’estomac serré), à un centre ville qui bataille comme il peut (et dans le plus grand désordre) contre une épidémie de fermeture de commerces qui ne semble jamais devoir s’arrêter.

La rue de la République est vidée de ses enseignes à 95 %. D’éphémères tentatives s’y font jour et finissent avec le rideau baissé sur un magasin qui n’a rien vendu pendant sa courte existence.

Dernièrement, la municipalité a inventé, sous l’influence de quelques pubeurs et designeux, le concept de « commerces éphémères », dont la durée limitée est en quelque sorte assumée, en prêtant, à l’occasion de diverses manifestations, les locaux commerciaux de la rue de la République à de jeunes artistes, artisans et autres associations.

Ainsi, le temps d’une Fête du Livre, ou des réjouissances de décembre, les vitrines s’illuminent-elles brièvement pour retomber ensuite dans la navrance des volets métalliques tagués, des piliers de coins de rue rincés par les flots d’urine des sortants des bistrots environnants (qui eux, tiennent le coup, tant il est avéré que la soif des pochetrons est universelle et intemporelle).

Hier soir, repéré au milieu de la rue le pas de porte déserté d’une ancienne et très locale maison qui jusqu’à l’année dernière, portait fièrement son nom en grosses lettres d’enseigne appliquées tout au long de trois vitrines de bonne taille, témoins de sa splendeur passée, car même les agences immobilières périclitent ici :

MONTCHALIN IMMOBILIER

devenu, après abolition, par des artistes inspirés, de quelques lettres :

MON C ALIN IMMOBIL E

C’est sur cette note caressante, nocturne et méditative que la Taulière vous salue bien.

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Chez Dan Axtell, cité plus haut et qu’on pourrait appeler un Américain à Saint-Etienne :

« Notes from Saint-Etienne, France, 2002

These web pages are observations and fond memories of our family's residence in the little-known and much-misunderstood city of Saint-Etienne in February to July, 2002 . It's an old coal-mining and industrial city of 180,000 thirty-five miles southwest of Lyon. Today, it is unpolluted by either industrial smoke or American tourists. With its inexpensive University program at the Centre International de Langues et Civilisations for foreigners learning French, it's ideal for escaping English and embracing French. If you want to learn French -at any level- while visiting France, I recommend the CILEC (pronounced SEE-LECK) program. Email me if you have questions about my experience there. »

« Ces pages web contiennent des observations et des bons souvenirs de notre résidence familiale dans la peu connue et encore plus incomprise ville de Saint-Etienne, de février à juillet 2002. C’est une vieille cité minière et industrielle de 180 000 habitants à 35 (sic) kilomètres au sud-ouest de Lyon. Aujourd’hui, elle n’est plus polluée par aucune fumée industrielle ou touristes américains. Avec son programme universitaire bon marché au Centre International de Langues et Civilisations pour les étrangers qui apprennent le français, elle est idéale pour s’échapper de l’anglais et adopter le français. Si vous voulez apprendre le français – à quelque niveau que ce soit – pendant que vous visitez la France, je recommande le programme du CILEC (prononcez SEE-LECK). Envoyez-moi un courriel si vous avez des questions sur mon expérience là-bas. »

N.B. - La majorité des enseignes photographiées en 2002 par Dan Axtell dans son article très rigolo sur "l'anglais dans la Grand'Rue" sont aujourd'hui fermées.

BONUS :

« Vous ne pouvez pas vous imaginer combien c'est assommant d'avoir une femme qui ne fait que vous parler du mari qu'elle a eu avant vous.
- Vous avez encore de la chance. La mienne ne fait que m'entretenir de celui qu'elle aura après moi. »

C'était : un siècle de sexisme benêt sur les blagues de papillotes comme en témoigne celle dont je viens de dérouler le papier.