... de Je me souviens de Georges Perec, chez Fayard. La couverture est faite d'un épais papier blanc à grain. Le nom de Georges Perec est inscrit en haut à gauche, dans une taille modeste et un coloris qui doit être fuchsia (magenta de Pantone ?). En dessous, sobre, en noir et sur deux lignes :

Je me
souviens

dans une élégante police aux lettres élancées.

Les deux tiers restant de la première de couv' sont occupés par un dessin formé de figures géométriques éclatées en un assortiment de parallélogrammes posés en déséquilibre : longs rectangles, losanges de toutes tailles et segments courbes comme des disques coupés en deux au centre évidé. Le tout, dans une harmonie de noir, de gris, de vert d'eau et de ce fuchsia, décliné du soutenu au très pâle. L'ensemble des figures, je m'en suis avisée seulement hier, représente le P de Perec, mais un "P" au bord de la chute. Comme si on lui avait donné une pichenette et qu'il se soit désolidarisé en plusieurs éclats.

Dans chacun des éclats, en filigrane, apparaît le visage rieur de Perec, lui aussi fragmenté "façon puzzle" et attendant peut-être son Gaspard Winckler...

Ayant enfin compris ce que représentait le dessin, j'ai pu le relier aux autres figures éparpillées sur les deux rabats de la couverture, où je vois maintenant nettement s'inscrire le E, le R, un autre E et le C, alors que, depuis que ce livre est en ma possession, je n'y avais toujours vu que des formes abstraites...

La quatrième de couverture est occupée par le texte de Perec, qui présente et explicite en une demi-page les Je me souviens.

De cet examen attentif de la couverture, de la note d'intention de Perec et du livre en général - sans préjudice de sa relecture - ont surgi l'idée d'une tentative d'épuisement de cet opus très original. J'ai entrepris illico ce travail, qui certes n'est pas en l'état d'être publié à l'instant, mais existe comme plan et début de classement. Je pense qu'il va m'occuper pendant quelques mois.

La relecture est bénéfique : sur la page de titre intérieure figure un sous-titre : "Je me souviens - Les choses communes 1". Dans la bibliographie de Perec, telle que j'ai pu la consulter aussi bien sur le net que dans ses livres, je n'ai pas trouvé de "choses communes 2" et encore moins 3... Compte tenu de la date de leur parution (1978), Perec n'aurait-il pas eu le temps de compléter ces "choses communes" ?

Quoi qu'il en soit, en tournant une nouvelle page, on découvre que ce texte a été dédicacé : "Pour Harry Mathews", et sur la suivante, cette précision de Perec :

« Le titre, la forme et, dans une certaine mesure, l'esprit de ces textes s'inspirent des I remember de Joe Brainard ».

Pour ce qui est de Harry Mathews (New York 1930 - Key West 2017), je n'ai jamais côtoyé l'auteur in extenso mais seulement dans des fragments de l'Anthologie de l'Oulipo. On sait que Perec fut son traducteur (Les verts champs de moutarde de l'Afghanistan) et qu'il entra dès 1970 à l'OuLiPo. Il est également célébré comme OuLipien de l'année chez Zazie Mode d'Emploi où s'est pratiquée la réécriture d'un fragment de Sainte-Catherine (P.O.L 2000). Enfin, Robert Rapilly lui a consacré quelques billets : Rien que pour vos yeux et, sur la même page, L'hélichrysum de Harry Mathews, du 25/1/2017 en hommage à HM décédé le même jour.

Quant à Joe Brainard : nulle lueur dans mon cerveau littéraire...

Alors il m'a fallu, séance tenante, farfouiller chez Google pour trouver qui était ce Joe Brainard qui, effectivement, a publié une série de textes ainsi intitulés : I Remember, puis I Remember More, More I Remember More et I Remember Christmas. Il « ne pouvait plus s'arrêter », mentionne Eric Loret dans un article de Libé de 1997 intitulé « Je me souviens de Joe Brainard ». Joe Brainard (Salem 1942 - New York 1994) était un artiste à plusieurs talents : peintre, dessinateur, plasticien, écrivain.

Bien entendu, Joe Brainard était un des "kids" de l'école de New York et ne pouvait qu'être ami de Ron Padgett, avec lequel (mais pas que) il fondera la "White Dove Review" (White Dove = colombe blanche). Et le fondateur de l'école de New York ne pouvait qu'être John Ashberry.

Ron Padgett et John Ashberry ont été chroniqués ici. S'il existe des poètes américains dont j'aimerais avoir - pardon : dont je vais me procurer quelques opus, c'est bien de ces deux-là.

Padgett, Ashberry, Brainard, Mathews, Perec... C'est un pur fil d'or que j'ai tiré aujourd'hui des arcanes du net.

Dans la foulée, me voilà plongée dans le récit d'un certain Joshua Kline qui raconte de manière très émouvante comment il est allé consulter, à la Mc Farlin Library de l'université de Tulsa, Oklahoma, les numéros 1 à 5 de la White Dove Review. Une photo de signatures manuscrites en tête du numéro 1 aligne les noms de Brainard, Gallup, Padgett mais aussi Peter Orlovsky (amant, compagnon et secrétaire de Ginsberg), Aram Saroyan, et Ginsberg himself...

On trouve aussi dans la revue des "kids", qui avaient eu le culot d'écrire à tout ce que l'Amérique littéraire contenait de poètes beat et autres parrains du mouvement, pas moins qu'un poème de Kerouak dédié aux "doves" ! Cependant, les éditeurs en herbe se défendent d'être des "hipsters" bien que, admettent-ils, « (…) they (les éditeurs) acknowledge certain beat ideas. But no one will ever find any ‘organization’ dogma within these covers. »

« There has been sufficient criticism of materialistic, uncultured modern American society. The intention of this mag is not to add to this stockpile of criticism, but rather to present literature and art in a constructive light ».

Dédié - non, pas dédié : envoyé à la gueule de Donald Trump.

Et remerciements à Georges Perec pour ses "Je me souviens" et aussi pour m'avoir donné l'occasion de rencontrer Joe Brainard et les White doves.

Joe Brainard en 1977, l'air passablement défonce !
joe_brainard.jpg.jpg

L'article où est publiée la photo, dans le site Politico, raconte la genèse de la revue et le lien entre Brainard et Padgett, l'on y trouve l'un des "I Remember" :

« I remember salt on watermelon.
I remember strapless net formals in pastel colors that came down to the ankles. And carnation corsages on little short jackets.
I remember Christmas carols. And car lots.
I remember bunk beds.
I remember rummage sales. Ice cream socials. White gravy. And Hopalong Cassidy. »