... la majorité des citoyens de ce pays, avec quelques disparités territoriales toutefois, connaissent, en tant que patient.e.s potentiel.le.s d'un médecin généraliste, une situation radicalement différente de celle qu'ont connue, mettons, leurs parents.

La Taulière se trouverait plutôt, à cet égard, dans la catégorie "parents". Enfin, vieux. Qui se souviennent.

En mars 1988, victime d'une très mauvaise grippe, elle avait pu, avant de sombrer la tronche de traviole sur son oreiller, téléphoner d'une voix de corbeau exténué à son médecin. Je veux dire ici son nom : docteur Dominique Berger. Celui-ci, non seulement répondait personnellement, gentiment et même avec une certaine jovialité, qui est, vous en conviendrez, le premier des remèdes au patient empégué (*). Le Dr Berger m'informa donc que, dès qu'il aurait fini d'assassiner les personnes qui fréquentaient son cabinet en ce jour épidémique particulièrement chargé, ha ha, il se ruerait à mon chevet, et que je boive beaucoup d'eau en attendant.

Tranquillisée et pleine de confiance, la Taulière chancela jusqu'à sa porte d'entrée qu'elle maintint entr'ouverte au moyen d'une pantoufle coincée dans le chambranle et rampa jusqu'à son plumard pour se concentrer sur ses délires fébriles et sa tête en carillon de Notre-Dame.

La moto du Dr Berger ne tarda pas, quelques heures plus tard, à vrombir dans la rue en bas. J'aurais été bien en peine de l'entendre, d'ailleurs, vu que, depuis mon plumard brûlant, du haut de mes 40° de température et de mon 7e étage, je n'entendais de toute façon rien, hormis mes bronches encombrées et mes oreilles pulsatiles.

Le Dr Berger se pointa dans l'antre bactériogène de la Taulière. Il s'assit sur le bord de mon lit, me posa les questions essentielles, me tâta le front, me fit quelques guili-guili avec stéthoscope, tensiomètre et abaisse-langue, rédigea l'ordonnance qui convenait et, après s'être assuré que quelqu'un pourrait aller chercher les médicaments sans tarder, sortit de sa mallette de quoi subvenir aux premières urgences fébrifuges et anti-douleur.

Ce médecin de famille, un vrai, passa deux fois à mon domicile dans le courant de la semaine pour voir comment ça évoluait. Il n'oubliait pas, avant de claquer la porte derrière lui, de prendre ma poubelle pour la descendre.

Vouallah. Ca, c'était donc il y a trente ans. Putain, déjà...

En mars 2018, la Taulière connut un petit épisode de tendinite du poignet, hélas bien classique chez elle, même que je ne devrais pas fréquenter mon clavier, normalement. Elle téléphona donc à son "médecin (mal)traitant", dont elle ne citera pas le nom. Pas qu'elle ait peur d'un quelconque procès, mais parce qu'il ne le mérite nullement. Ce médicastre débutant, aimable comme un guichet des Baumettes, a ouvert son cabinet il y a tout juste deux ans.

Il me faut faire ici une rapide parenthèse sur la ville de Saint-Etienne, dont la situation sanitaire est en état de catastrophe. Voilà un désert médical de presque 200 000 habitants où pas un médecin n'accepte de "nouveaux patients". La Taulière qui, à son arrivée avait pu bénéficier d'une recommandation pour en trouver une - après une dizaine d'appels infructueux - fit la bêtise de larguer cette praticienne tout à fait compétente et à l'écoute, mais qui ne donnait ses rendez-vous qu'à 2, voire 3 semaines de délai, vous avez bien lu. Généraliste. 3 semaines. Elle dégotta donc cet espèce de toubib, là, dont la plaque était fraîchement vissée et qui se vanta de la manière suivante : "vous m'appelez, je vous reçois au plus tard le surlendemain".

Depuis, elle est abonnée à la connerie incommensurable de cet énergumène trentenaire, dont l'amabilité a augmenté d'un tout petit cran : il vous salue maintenant en regardant non plus derrière vous, mais légèrement au-dessus de vos sourcils. Et, en deux ans, son délai de rendez-vous est passé à dix jours.

Or, dans le laps de temps qui la séparait du rendez-vous en question (qui a eu lieu jeudi), la Taulière se débrouilla pour contracter une crève épouvantable avec nez en fontaine, sinusite, le tout évoluant rapidement en un genre de bronchite, une vraie saloperie, avec une toux plus grasse qu'un quartier de lard, des bronches venteuses et sifflantes comme jamais, et mêmes quelques épisodes de nature asthmatique. Excusez le tableau.

J'en arrive à la situation actuelle de la patiente stéphanoise potentielle : si vous avez le même médecin depuis trente ans, il se peut qu'il se déplace encore à votre domicile. Si vous avez le docteur... Oups j'ai dit que je dirais pas son nom, vous avez au bout du fil un répondeur qui ne prend aucun message, vous informe que le médecin n'est pas disponible et qu'en cas d'urgence t'as qu'à faire le 15 espèce d'emmerdeuse. Clic.

La Taulière fut informée par une copine compatissante qui lui dégotta les possibilités de consultation en urgence : deux "maisons médicales" implantées près des services d'urgence (sursaturés), toutes situées à plus de cent mètres d'une station de tram et ouvrant à partir de 19 heures. Il y a des moments dans la vie où faire cent mètres à pied relève de la gageure, sans parler de l'attente, 27 minutes hors heures de pointes, d'un tram dans la nuit pluvieuse.

A titre d'anecdote, il se trouve que l'une de mes filles, ayant contracté le même genre de cochonnerie que moi cette semaine, s'est rendue à ladite maison médicale où elle a attendu... 3 heures. Passons.

J'invite mon aimable lectorat à réfléchir (sans s'appesantir, parce que je ne vous apprends rien) sur le fait qu'on a échangé, en trente ans, des médecins dont certains, certes, étaient des ânes mais dont la majorité connaissait son boulot. Des toubibs qui avaient une pratique clinique éprouvée, prenaient le temps de recevoir les patient.e.s, auscultaient et savaient bavarder un peu pour cerner la personnalité du/de la malade, voire se déplaçaient à domicile, contre de jeunes abruti.e.s formés par d'autres abruti.e.s, dont le niveau d'empathie approche des températures hivernales, et qui ont comme premier article de leur nouveau serment d'Hippocrate celui de ne pas travailler plus de trente heures par semaine.

Notez que les mêmes, dans les dîners en ville, n'ont pas de mots assez durs contre les 35 heures et "l'héritage socialiste", et sont choyés, depuis 2007 au moins, par des gouvernements de droite et de gauche, de bric et de broc, qui se couchent avant qu'on les en prie devant les syndicats de médecins. Le mot syndicat est ici employé au plein sens du terme.

A l'appui de cette analyse et à titre d'anecdote encore, un cardiologue de l'hôpital cardio de Lyon qui m'avait fait un bilan, me recommanda trois noms lorsque je partis pour Saint-Etienne et m'informa sobrement qu'il valait mieux suivre ses indications ou sinon, se débrouiller pour trouver un médecin d'environ 50 ans. Avant, me dit-il, ils ne sont pas formés correctement et après, ils sont soit inaccessibles, soit trop vieux. Parole de toubib !

Bref, pour en revenir à votre Taulière bronchiteuse, devant cette pénurie de compétences et de disponibilité, elle renonça donc et patienta, se disant que jeudi, le toubib lui filerait, outre de quoi soulager sa tendinite, l'ordonnance classique requise au cas de bronchite : peut-être un antibiotique, certainement de la cortisone, je dirais solupred 1 cp pendant 3 jours, et des machins et des trucs pour réhabiliter les tissus bronchiques (granions de soufre en ampoules, pas mal en cure).

En attendant, elle fit tout ce qui se fait en pareil cas avec les moyens du bord (comme toute mère de famille, elle en connaît un rayon en moyens du bord, du gargarisme d'eau salée (**) au sérum physiologique en passant par les infusions diverses), et surveilla sa température. 36,5 disait le thermomètre imperturbable. D'ailleurs, hormis la toux, elle ne se sentait pas autre chose que : fatiguée.

Les jours passant, la bronchite céda du terrain, seule subsistait la toux. Bon. La tendinite tendait, la bronchite bronchait et somme toute, la patiente exemplaire n'allait pas déranger le docteur pour rien. D'une pierre deux coups, pour 25 boules elle en aurait pour son argent.

Arrive jeudi. Notre Taulière s'embarque pour le cabinet du "médecin" où elle trouve une salle d'attente bondée d'autres catarrheux, la plupart cacochymes (alors que moi, jeunette trépidante, s'pas). Huit personnes avant elle, ramenée à six en comptant les conjoints. Pour se distraire, la Taulière décida de chronométrer les consultations, histoire de calculer son heure de sortie.

Top. 4 minutes. 25 euros. Mme Machin... Top. 4 minutes. 25 euros... M. Trucmuche... Top. 4 minutes. 25 euros.

La Taulière activa la fonction calculette de son téléphone et s'aperçut que Docteur Nullard bossait à plus de 300 euros de l'heure. Voilà un lascar qui reçoit les patients de 9 heures à 17 heures et encore, pas tous les jours, et qui se fait dans les 2000 boules par jour, soient environ 40 000 par mois. Je compte 20 jours de boulot vu que ce bon Dr Nullos évidemment n'assure aucune garde ("faites le 15, je vous dis"). En revanche, il distribue sa science dans deux cliniques de la ville où il enfile la blouse comme "spécialiste de médecine générale". Ouais, ça existe maintenant.

Allez, disons 50 000, à la louche. Mettez que les charges du cabinet et le fisc lui en prennent les deux tiers (ça, c'est dans le cas où il est tellement con qu'il n'a jamais entendu parler d'optimisation fiscale. Tu parles). Ce généraliste très généraliste, qui n'a pas plus de 35 berges à vue de nez, se palpe dans les 15 000 euros net par mois.

Avec ça qu'il a l'air de s'emmerder à cent sous de l'heure et de ne faire de la médecine que faute d'avoir réussi son CAP d'ajusteur ou trouvé une place dans la fanfare municipale.

Rappelons pour optimiser le propos, que les médecins sont entièrement formés sur les deniers publics, les facultés de médecine n'étant pas de ces écoles privées coûteuses mais fonctionnant avec des profs appointés par nos impôts, dans des locaux gérés par l'état, et que les internats et autres stages hospitaliers se font, eux aussi, sur le budget du Ministère de la Santé de Misère qui donne tant de souci actuellement à Mme Busyn.

Dans la salle d'attente s'échangent des commentaires peu amènes, les unes déplorant le fait qu'il "ne se dérange pas chez les gens" (comprendre : il ne fait pas de "domicile"), les autres supposant, puisque le patient précédent est parti au bout des 4 minutes réglementaires et que le toubib ne réapparaît pas, qu'il a la colique ou fait sa pause café. Une dame qui est passée en premier et qui attend sa copine, nous informe qu'il lui a trouvé une angine, regarde son ordonnance d'un air dégoûté et dit sobrement "ça me soûle, y m'a même pas pris ma tension". L'ensemble de la salle d'attente s'accorde à reconnaître qu'on est là parce qu'on n'a pas trouvé mieux et que c'est difficile maintenant de trouver un docteur. L'un, fataliste, suppose qu'ils sont "tous pareils". Dieu, ou ce qui en tient lieu, fasse qu'il se trompe.

Alors. La consult' de 4 minutes, maintenant. Prenons le cas de la Taulière (dont, en deux ans, il n'a encore jamais pris la tension, qui n'a vu le cabinet d'auscultation qu'une fois, et ne s'y est jamais déshabillée) :

Docteur Zéro :
- Madame Lataulière, s'il vous plaît

Moi :
- Bonjour docteur !

- Bonjour, entrez (ben oui, si près du but j'vais pas sortir), asseyez-vous. Votre carte Vitale s'il vous plaît.

Visu : le bureau du doc, l'envers d'un écran 19 pouces (il a dû planquer sa manette de jeux dans son tiroir) duquel sort la voix du toubib, dont je ne verrai jamais le visage :

- c'qu'j px f're pr vous ?
- ben voilà : (tendinite, rendez-vous, entre temps bronchite, épisodes d'asthme, etc.)
- Bon (résigné). On va passer à côté (sur le ton de "on va sauter du pont ensemble").

Je rêve debout ! Il va ENFIN m'AUS-CUL-TER ! Deux ans de fréquentation pour en arriver là. Un long dimanche de fiançailles, Mathurin, ouais, pour sûûr...

- asseyez-vous là (le lit d'examen, recouvert d'un fouillis de chiffons de papier froissé et refroissé par les fesses des trente patients précédents). La Taulière pose prudemment les siennes, toujours revêtues de son jean, au bord dudit plumard.

- ouvrez la bouche, mmhh voilà une belle angine, la tension ouais vous en avez un peu (il la prend par dessus mon pull, le brassard pète, 15-9). Regardez par là, clic (thermomètre à laser, sans contact), bon, 38. Une angine.

- alors voilà Mme Lataulière, une ordonnance pour le kiné pour la tendinite, et pis l'ordonnance pour l'angine, amoxicilline, dafalgan, etc.
- Ah bon ? Mais je n'ai vraiment pas mal à la gorge ! En revanche, la toux...
- oui, c'est l'angine qui fait ça.
- et je n'ai pas de fièvre... (je me sens parfaitement fraîche et alerte et ce matin : 36,2).
- ben là : 38
- et l'espèce d'asthme, là...
- oui, c'est l'angine qui fait ça. Ca fera 25 euros, voilà votre carte Vitale. Allez, je vous raccompagne.

Il dit toujours ça : je vous raccompagne. Mais merci, Ducon, la sortie c'est en face, je peux la trouver toute seule.

ET AU-REVOIOIOIOIR, ESPECE DE SUPER INCOMPETENT, J'ESPERE NE PLUS JAMAIS TE REVOIR, Seigneur si vous existez, faites que je me trouve un généraliste et si vous n'existez pas allez vous faire foutre vous aussi.

Le lendemain : l'ordonnance vieillit sur ma table, je n'ai ni fièvre ni maux de gorge, la toux s'estompe, je suis en voie de guérison, du moins supposé-je. Je me donne trois jours pour que se déclenche l'angine prophétisée par Docteur Soleil et qui m'a collé 38 de température pendant 4 minutes.

Si vous connaissez un bon toubib, au pire je prends un vol charter, prévenez-moi.

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(*) Empégué : terme méridional exprimant le fait d'être embarrassé, affublé, ou, en lyonnais, "attigé" d'un ennui, d'une maladie, etc.

(**) Remède vieux comme mes robes et qui consiste, par action mécanique, à purger amygdales et larynx des bactéries par sursalivation (évidemment, faut rester assez longtemps à crachouiller dans le lavabo après la dernière gargoulée de gargarisme). Un bol d'eau, une petite poignée de sel, faire bouillir 5mn et utiliser tiède après les repas.