A supposer qu’on me demande ici ce qu’il y avait d’intéressant au courrier...

... je répondrais : « généralement pas grand-chose », tant l’usage de la lettre écrite sur du papier et postée sous enveloppe est en train de glisser sur la pente d'une désuétude si fatale qu’on voit poindre avec anxiété (au moins les gens de ma génération) sa disparition totale
comme le moment où l'on dévissera les boîtes à lettres elles-mêmes
alors de nos trousseaux nous ôterons les minuscules clés y donnant accès moyennant une serrure dont le côté rudimentaire – un simple cliquet tournant – serait presque rassurant à notre époque de portes 7, 9 et allez, pourquoi pas 253 points
tant qu’à faire les trousseaux disparaîtront eux aussi, enfin on voit bien où ça peut mener
et puis je m’interrogerais sur le devenir de ces « boîtes normalisées », coffrets métalliques anonymes tous identiques, d’un volume si mal calculé que tantôt l’on trouve à grand peine en leur fond une pauvre enveloppe plus plate que limande anorexique, d’un blanc banal presque grisé, ne contenant la plupart du temps qu’un feuillet inutile parce qu’on l’a reçu aussi au courrier virtuel de notre autre boîte (mail, veux-je dire)
récapitulatif trimestriel obsolète d’une retraite complémentaire anémique déjà dépensée jusqu’au dernier centime (l’avis postal ayant un retard surréaliste par rapport à la réalité sonnante)
énième confirmation d’un rendez-vous médical asséné par deux fois à votre téléphone mobile
publicité de l’union des commerçants du quartier qui vous proclame « Client Roi » à grands coups de
« 5 % sur les paupiettes de veau Label Rouge », alors que vous êtes une femme, et quasi végétarienne
à moins qu’on y débusque, au contraire
un énorme colis de grossier carton épousant si exactement les contours de la boîte qu’il est impossible de l’en extirper et qu’on doit alors, en espérant par un horaire savamment calculé genre 19 h 40 échapper au regard des voisins occupés à dîner, on doit disais-je descendre vider sa boîte à lettres armée d’un grand coutelas et
s’ingénier à scier le colis dans sa prison, un genre d’évasion pas encore en vogue, sans doute en raison de son côté définitif
sans endommager son contenu
opération laborieuse et productrice de longues bandes de carton collant, puis de plastique à bulles – bien contente si ne s’échappe pas en sus du colis maudit une pluie de cette espèce de pop corn en polystyrène
puis en tirer, interminable chiffon coloré, la tunique en promo dont vous voyez tout de suite, navrée, que le coloris une fois de plus ne correspond pas tout à fait, qu’elle vous sera immensément trop grande et qu’un coup de couteau malencontreux l’a percée en son sein (le vôtre, donc, virtuellement), ce qui annonce le portage nolens volens d’une tunique mal coupée, pendouillarde et reprisée sous le néné droit
opération de décartonnage qu’il vous faut pourtant terminer
facture et bon de livraison lardés de coups
prospectus et catalogues inclus qui pèsent infiniment plus que l’article objet de l’envoi
encore des bouts de carton, lambeaux de plastique arrachés de plus en plus violemment
pour finir par devoir porter « aux poubelles » cette masse éventrée
inutile massacre d’arbres
inutile pompage de pétrole (arrière-plan : « Mamie c'est quouââ, du pétrole ? »
inutile travail d’une emballeuse payée au lance-pierres
non - plus d'emballeuse aujourd’hui remplacée par le fameux couple « automate + chômeuse » -
inutile transport d’une masse de vide entourant un machin qui aurait tenu dans une enveloppe à bulles
puis remonter « des poubelles » délivrée d’une espèce de malédiction mais pourtant lestée d’un ennui supplémentaire
la tunique imprimée qui n’est pas de Nessus mais vous colle néanmoins à la peau mentale
intéressante trouvaille au courrier en vérité
tandis que vous rêvez du jour où se déverserait en vos mains incrédules
image audacieuse mais rien de plus approprié ne me vient
une avalanche d’enveloppes colorées, garnies de timbres gaiement illustrés, à l’adresse manuscrite
qui serait la somme des nouvelles d’une famille aujourd’hui disparue ou nantie d’applis sous Android
enveloppes qui contiendraient de longues lettres, de celles qu’on s’assoit pour lire en oubliant de décacheter les autres
et qui disent : « ici ça va et j’espère qu’il en est de même pour vous tous », ou
« il y a longtemps que je n'avais eu de tes nouvelles »
lettres auxquelles répondre n’est jamais une corvée mais la reprise d’une interminable conversation avec votre sœur
mais ça c’était dans les années soixante-dix
il n’y avait pas le téléphone
sans parler de toutes ces malédictions à écran
la boîte à lettres n’était pas normalisée, c’était du noyer ciré, on n’aurait pas pu y glisser le moindre colis contenant juste une petite bague, à peine y tenait une carte de visite et une enveloppe carrée à fenêtre cristal, votre relevé de CCP
plus personne aujourd’hui ne sait de quoi je peux bien vouloir parler là : CCP, carte de visite, noyer ciré
ainsi pour finir je répondrais, à supposer que vous me demandiez ce qu’il y avait d’intéressant au courrier :
« une incommensurable charge de nostalgie propre au grand âge »
et j’ajouterais qu’en effet, la boîte à lettres était pleine mais pleine.