... un lundi après-midi, pendant la traditionnelle "réunion de direction". Autour de la table : proviseur et 4 proviseur.e.s adjoint.e.s de cette énorme cité scolaire (2800 élèves et étudiants, 2 lycées, 1 centre de formation, 330 professeurs), les 8 CPE (conseillers principaux d'éducation - comme s'il y en avait de secondaires... Ah l'amour des acronymes à l'EducNat.), infirmière, assistantes sociales, chefs de travaux... Bref, un staff étoffé mais non pléthorique vu les dimensions du machin.

« Il y a un point préoccupant, annonça le pro (Dieu-le-père local), ce sont ces jeunes filles qui portent un foulard... »

La mode était aux bandana, ces petits carrés de tissu d'inspiration hindi (beaucoup croient à tort que ça vient d'Amérique du Sud) aux multiples usages. Les filles appartenant à la communauté musulmane, toutes origines confondues, le portaient volontiers, de manière très seyante, noué sous la nuque et couvrant très peu la chevelure, presque symboliquement, d'autant que la plupart en faisaient un simple bandeau.

Le pro, un homme pourtant essentiellement intelligent, ouvert et adversaire déclaré des idées préconçues, se faisait là, sans doute - il en avait l'air d'ailleurs un peu gêné - le relais d'une circulaire quelconque envoyée par un ministère prompt à s'émouvoir de rien tout en couvrant des choses un peu plus graves.

S'ensuivit une discussion animée sur l'air de "faut-il leur demander de l'enlever ?", "en entrant en classe ou dès le portail ?", "s'il couvre trop les cheveux ?" et autres "ça dépend si elles le portent en bandeau...".

Personne autour de la table ne s'interrogeait sur le bien-fondé d'interdire, d'une manière ou d'une autre, le port du bandana. Il fut implicitement admis, sur fond d'épais non-dits, qu'il y avait là ostensible port d'un signe religieux.

Nous en étions alors à la circulaire du 20 septembre 1994 relative au port de signes ostentatoires dans les établissements scolaires. Ministère Bayrou : « Il n’est pas possible d’accepter à l’école la présence et la multiplication de signes si ostentatoires que leur signification est précisément de séparer certains élèves des règles de vie communes de l’école. », circulaire qui sera remplacée par la loi du 15 mars 2004, laquelle durcit notablement le ton à ce propos.

Il n'est pas possible. Du Bayrou dans le texte. L'affirmation d'un fondamentalisme religieux agressif : "séparer certains élèves". Lesquels ? Certains ou certaines ? Bref, revenons aux bandanas colorés qui fleurissaient sur les têtes des élèves.

« D’après le linguiste Alain Rey, "lorsque le mot est revenu à la mode, en 2001, il avait perdu sa connotation américaine au profit d'une allure moyen-orientale. Il est maintenant utilisé pour désigner tout foulard noué sur le haut de la tête. Mais comme c'est un petit morceau de tissu, il ne peut constituer qu'une version bikini du voile." » (dans la notice Wikipédia sur le bandana).

Revenons aussi à cette réunion de direction, aux propos bizarres du proviseur, aux échanges non moins bizarres entre CPE, à cette non-discussion de principe, à ce silence étourdissant qui hérissa l'emmerdeuse de service :

« Vous fournissez le pied à coulisse ? », demanda-t-elle d'un air innocent. Le pro, avec lequel elle entretenait d'excellentes relations basées sur l'estime réciproque et une complicité certaine, la regarda avec l'oeil qui frisait, il voyait venir.

« Oui, parce qu'apparemment ça va être à nous de décider à quel moment on quitte le port d'un accessoire de mode, pour en arriver au "signe ostentatoire". Alors on aura besoin d'un instrument de mesure, histoire d'être objectifs et précis... »

Mauvais esprit ! Islamo-gauchiste !!! (le terme n'existait pas encore). Complice des talibans !!!! L'emmerdeuse n'eut pas de mal à interpréter les mimiques navrées de ses collègues, le silence gêné, la réponse apaisante du pro, affirmant qu'il ne nous demandait pas non plus de faire du zèle, etc. Bref, il avait fait le job en délivrant la parole ministérielle, quel est le point suivant à l'ordre du jour ?

Que cette mesure insane et incohérente tombât là comme un cheveu sur la soupe alors que subsistaient mille problèmes beaucoup plus urgents : l'alcoolisme des élèves, d'un niveau et d'une chronicité inquiétants, fléau particulièrement élevé dans le département où se situe cette histoire, connu pour un taux supérieur de beaucoup à la moyenne nationale ; l'usage de stupéfiants de plus en plus durs (apparition du crack à l'internat...). La paupérisation croissante des élèves, dans ce département rural très défavorisé où la pauvreté se double de l'isolement. La montée de l'extrême-droite, avec pour le coup des signes très ostentatoires chez les élèves : crânes rasés, tatouages évoquant les lettres SS stylisées, port de treillis militaires, propos d'abject racisme proférés à voix intelligible en plein cours, devant les profs dont la plupart avaient abdiqué toute velléité éducative à ce sujet, etc. Mais là, pas d'inquiétude, chère Madame, il s'agit de signes émanant du corpus français traditionnel. Il est vrai qu'on n'était pas loin de Vichy.

Que cette demande de "vigilance" visât des filles, qui, avec leur bandana, étaient peut-être en négociation serrée avec leurs familles, entre la pression exercée pour le port d'un voile plus marqué et leur envie d'indépendance, leur propre absence de pratique de la religion des parents...

Bref, qu'il s'agît là d'un terrain très miné, nul.le autour de la table ne semblait s'en préoccuper. Non, la discussion portait sur la mise en oeuvre. Nulle lecture critique - alors qu'il régnait, au cours de ces réunions, une totale liberté d'expression, d'opinion, et même une franche invitation à s'exprimer librement - mais une précipitation zélée à rentrer dans le lard (si je puis dire) de ces petites "islamistes". Le terme ne fut pas prononcé, mais il était pensé si fortement qu'il planait, dans la salle close de la réunion, comme un mauvais ange.

On passa donc au point suivant, après avoir plus ou moins convenu d'une certaine "vigilance", ce qui avait l'avantage de laisser aux consciences individuelles le choix d'engager ou non la Neuvième Croisade.

C'est à cette époque déjà troublée que la Taulière se forgea une conviction personnelle dont elle n'a jamais dévié : il est urgent de foutre la paix aux femmes en général, et aux femmes musulmanes en particulier, la pire engeance étant les gens - en particulier les bonnes femmes - qui partent en guerre contre le voile au motif "d'émanciper" d'autres femmes qui ne leur avaient rien demandé. Notez que ces mêmes gens, dans leur milieu entre-soi naturel, ne s'offusquaient pas des manquements nombreux au principe d'égalité envers les femmes, et que certains étaient les mêmes qui défilaient dans la "manif pour tous" et plus tard pour la "liberté d'importuner"... Notez que cette rage d'émanciper contamine tous les milieux politiques, y compris à gauche, voire très à gauche, colons pas morts.%%

Entre temps, la loi de 2004 a foutu le feu aux hijab et aux banlieues. Nous n'irons pas plus loin dans l'évocation de la montée des intolérances des deux côtés (les laïcs arc-boutés et les religieux fondamentalistes) et le bordel ambiant général (émeutes de 2005 comprises). Un incendie qui n'est jamais éteint, comme le prouve la récente non-affaire du hijab de running.

Le top de la honte est atteint avec la chanson de Frédéric Fromet sur France Inter, chanteur satiriste qu'on a connu mieux inspiré, mais qui là, va dans le mur en klaxonnant, son texte constituant une charge raciste et sexiste de bas étage, ultra-méprisante envers les musulmanes qui éventuellement envisageraient de courir en se couvrant la tête, chanson malvenue dont on peut parier que le lien se retrouvera sur tous les sites d'extrême-droite, bravo Frédéric Fromet.

Pour en revenir à la loi de 2004, on a rarement vu texte plus plus opportuniste, inopérant, périmé dès son entrée en vigueur, détourné et contourné à plaisir, comme prévisible.

La Taulière, qui sait un peu de quoi on parle compte tenu de son passé professionnel, pense modestement qu'on aurait pu faire autrement, dès le début, dès le bandana... A l'inverse de ce que professaient, avec des accents d'état-major verdunien, les oiseaux de mauvais augure : "si on lâche là-dessus on donne prise à tout le reste"...

Tout le reste, c'est-à-dire à titre d'exemples, phénomènes réels mais très minoritaires bien que fantasmés comme "déferlants" : la contestation des enseignements au motif de créationnisme, la cantine hallal-ou-rien, le refus des activités sportives...

On a connu au contraire la crispation et les excès en tous genres auxquels la loi a ouvert la porte, c'était pas mieux.

La "question du voile", à compter qu'il ait fallu en faire une "question", aurait dû être déminée, plutôt que donnée en pâture, en particulier aux médias. Les autres sujets pouvaient être traités (ils l'ont d'ailleurs été, heureusement, dans la majorité des établissements) avec les moyens éducatifs et juridiques existants, heureusement qu'il n'y a pas eu une loi contre les propos créationnistes et une autre pour la cantine, et pourquoi pas une circulaire contre les chaussettes vertes et l'omelette sans oeufs.

Ce qui est fait est fait, mais on mesure, plus de vingt ans après les premiers soubresauts causés par cette pratique vestimentaire (sur fond identitaire, post-colonial, raciste), on mesure les progrès accomplis en matière de tolérance.

- Dites, Madame la Taulière...
- Vouiii ?
- Tout en causant de ci et de ça, vous n'auriez pas oublié de nous apporter la sixième salade ? On l'attend toujours...
- Pas d'inquiétude ! On a eu un petit contretemps en cuisine mais elle arrive, elle arrive...