"Les Vagues" paraît en 1931. Dix ans pile après la publication de ce long poème choral, Virginia Woolf marche vers la rivière Ouse, les poches de son tablier remplies de pierres. Au bout du rouleau, lessivée, mais en pleine conscience.

Dès le manuscrit lu, Leonard Woolf, son mari, éditeur et loyal compagnon (loyal, c'est à voir : il a si bien toiletté le journal de Virginia avant de le livrer au public, qu'on pourrait être en train de bouquiner la Semaine de Suzette mais passons), Leonard Woolf, donc, s'écrie « c'est un chef-d'oeuvre ! ». Il est vrai qu'il le disait à peu près chaque fois que sa Virginia pondait.

Et nous aussi on l'a pensé à chaque découverte ! "La traversée des apparences", bim. "La chambre de Jacob", bam. "Mrs Dalloway", "La promenade au phare", boum.

"Les Vagues", splash !

Virginia écrit. Bim bam boum, splash, elle sort les bouquins comme si elle accouchait de sextuplés sans cesser de travailler debout à l'établi. Ces apparentes parturitions faciles ne rendent pas compte des affres de l'auteure, qui sont bien autre chose que les habituels doutes ou autres angoisses de la page blanche.

Derrière elle ou à côté, Leonard tond la pelouse, s'occupe de logistique domestique, du Bloomsbury group, et avec elle crée en 1917 la Hogarth Press où seront édités à compte d'auteure la plupart des écrits de sa fantasque moitié. Voilà un ménage qui connaissait la musique et savait prendre soin de ses intérêts. Plus sérieusement, la Hogarth Press garantit à Virginia Woolf de pouvoir publier ce qu'elle veut quand elle veut. Une liberté enviable...

Fantasque, Virginia ? Non : fondamentalement désespérée depuis l'enfance, verrouillée sur un drame intime autour duquel les hypothèses classiques d'abus sexuels sur mineure se bousculent, que rien ne vient corroborer ni infirmer.

Virginia Woolf a donc discrètement souffert le martyre sans cesser de travailler (excepté quelques séjours en établissements psychiatriques ou moments de vie retirée dans sa campagne) ni de recevoir, de co-animer le Bloomsbury Group, de faire des allers/retours entre Londres et Rodmell (East Sussex)... Elle souffre de "fatigue nerveuse", de maux de tête, d'angoisses qui la vrillent, de perte de contrôle sur ses pensées, de sensations de morcellement... La lecture de son journal (même expurgé) est explicite à ce propos.

"Les Vagues" donne tout simplement à entendre, à la fois sur le mode du flux de conscience et dans un registre hautement poétique, les voix qu'elle entend dans sa tête et qui finiront par avoir raison de son élan vital.

Une pulsion de vie qui, même intermittente, lui a permis de constituer pendant trente-six ans une oeuvre (à moins que ce ne soit l'inverse, l'écriture comme garantie d'une volonté de vivre de plus en plus vacillante) : une grosse douzaine de romans, autant de recueils de nouvelles, plus une quarantaine d'essais, manifestes, textes critiques autour de la littérature, avec une approche féministe bien sentie et bien assumée.

On pourrait lire "Les Vagues" comme une auto-fiction où Woolf aurait rendu compte aussi bien de ce qui a lié le Bloomsbury Group (anciens de Cambridge) que de quelques-uns de ses démons intérieurs, mais ce serait une lecture réductrice.

"Les Vagues" n'est pas un roman avec personnages. Ceux-ci sont les voix dans la tête de Virginia Woolf. Ses voix multiples, atomisées, en quête d'une impossible réunion : Jinny, Rhoda, Neville, Louis, Susan, Percival le héros disparu et Bernard l'omniprésent, le syncrétique dont la parole narratrice - et narcissique - prend le dessus aux deux tiers du livre, ne sont pas des "personnages" mais bien des parties de personne.

"Les Vagues", que Woolf appelait un "play-poem" (poème-jeu ou poème à jouer ?), est de fait une magnifique ode à la folie démultipliée par ces "facettes de conscience" (les termes sont de l'auteure) qui parlent, font semblant de dialoguer mais en fait, se coupent la parole, s'entrelacent sans se reconnaître. C'est écrit et tricoté par Virginia Woolf avec ses propres tripes, qu'elle a extrait patiemment pour assembler la trame du livre et nous faire don de cette impeccable vue sur son abîme personnel.

Lisez donc ce récit plurivocal d'une soirée d'ancien.ne.s condisciples réunis chaque année (ou décennie ?) pour une sorte de pélerinage aux sources de plus en plus incertain, tandis que les "voix" se dissolvent, se désarticulent... Jusqu'à ce que, dix ans plus tard, en1941, Virginia, qui n'a pu les exorciser par l'écriture, décide de couper le son.

A Rodmell court l'Ouse, qu'on peut voir assez précisément sur Maps, tout comme le court trajet de Monk's House, cottage des Woolf, à la rivière : rarement paysage aura paru si désolé, si propice à l'anéantissement, rarement chemin de terre se terminant à la rive ne semblera si incitatif.

« Virginia a pris sa décision en toute conscience, elle ne s'est pas précipitée vers la rivière Ouse, elle y est entrée résolue. Elle a choisi de mettre fin à sa vie comme elle l'avait menée, en esprit libre et indépendant. » aurait déclaré Patti Smith dans le Magazine Littéraire (réf. Wiki non datée). Et qui mieux que Patti Smith, lectrice des "Vagues" ici, (et aussi là) pouvait le dire ? (regrets que les enregistrements de ces lectures soient si mauvais, en particulier parce que le piano couvre la voix de la lectrice, y a comme un léger paradoxe).

Quoi qu'il en soit, nous voici bien loin du bouillon tiédasse de "Vita & Virginia", biopic de l'été à tout prix évitable, où la réalisatrice a cru bon d'adopter le point de vue de la presse-torchon pour ne s'intéresser qu'à la présumée romance entre Virginia et Vita Sackville-West. Or, c'était tout autre chose : une passion charnelle, un amour, une belle amitié, et surtout la période qui permet à Virginia de documenter "Orlando", histoire qu'on dirait aujourd'hui "trans".

A part ça, on est vraiment lassée de voir déferler cette vague de simili-sympathie, qui n'est qu'un voyeurisme de plus, pour les films mettant en scène des amours homosexuelles avec, comme seule ambition, de faire frissonner à bon compte Mme et M. Tout-le-monde (qui voudraient bien mais qui ne peuvent point). N'est pas Xavier Dolan ou Ang Lee qui veut.

Mais surtout, piller la biographie d'une grande écrivaine dans le mode tabloïd à grand renfort de toilettes satinées et fluides ne sert ni la cause LGBT ni l'art littéraire et poétique de cette auteure majeure.

Lire "Les Vagues" (ou par exemple "La promenade au phare" qui, de mon humble point de vue, est le chef-d'oeuvre de Woolf) peut constituer une alternative salutaire pour mettre en évidence le gouffre entre ce petit film qui sera vite oublié et l'oeuvre de Virginia Woolf.