La place de Virginia Woolf et plus généralement celle des écrivaines dans l’espace littéraire global (éditeurs, bibliothèques, émissions littéraires, librairies, critique…) est en train d’émerger. Oui, j’ai bien écrit « en train de ».

Aujourd'hui que le féminisme se fait entendre de manière forte et novatrice, y compris et peut-être surtout dans le domaine artistique, il faut garder à l'esprit que les artistes femmes ont été mises sous le boisseau pendant quoi ? Allez, quatre ou cinq petits siècles, on ne va pas chipoter.

J’ajoute que l’on pourrait faire le même constat en ce qui concerne les écrivain.e.s issus de populations racisées. Il y aurait là matière à un développement parallèle et encore plus nourri.

Mais pour circonscrire mon propos au présent sujet (sans compter que pour l'autre, je n'ai aucune compétence ni légitimité et que les personnes concernées s'en occupent très bien sans que j'ajoute mon mini-grain de sel), il est trivial de dire que nous, lectrices d'aujourd'hui, avons eu affaire très majoritairement, durant les cinquante dernières années, à une littérature d'hommes, écrite par et pour des hommes.

L'enterrement des artistes femmes, et en particulier des femmes de lettres, correspond d’ailleurs, peu ou prou, aux soubresauts des révolutions diverses et des guerres européennes que mena la France (1789, 1830, 48, 70, 1914-18, 39-40 et guerres coloniales). Est-ce un hasard si, dans ces moments de violence généralisée où les hommes ont fait preuve d’une agressivité inventive et permanente, la situation des femmes – pas seulement des artistes d’ailleurs – s’est grandement dégradée ou est devenue transparente (ou les deux) ?

Pour en finir avec les rétorcations (1) sans objet, ne vous avisez pas de m'objecter Sévigné, George Sand, Louise Michel ou Simone Veil. Vous allez vous prendre les pieds dans le tapis car avec ces quelques noms, la liste, eh ben elle est quasi finie ou peu s'en faut !

Prenons l’exemple du (relativement) proche 19e siècle. Avons-nous lu Claire de Duras (1777 – 1828) ou l’une des quelques dizaines de romancières repérées par Wikipédia sur la période, y compris celles qui portaient un pseudo masculin pour franchir le plafond non de verre, mais d’acier ?

« Longtemps considérée comme auteur de petits romans sentimentaux sans importance, la critique récente a révélé que ses œuvres étaient autant de mines de théorie post-moderne sur la question de l’identité. Il est probable que Claire de Duras n’avait pas été bien lue parce que, en avance sur son temps, le choix et le traitement de ses sujets n’ont pu être appréciés jusqu’à récemment. »

Lorsqu’on interroge Wikipédia sur ces romancières françaises du 19e siècle, on trouve donc ces 80 noms à peu près oubliés ou jamais connus, où l’on repère à grand peine Sand, la comtesse de Ségur et Germaine de Staël – dont l’on remarquera qu’elle n’a jamais eu de prénom en littérature, étant appelée ordinairement « Madame de… » et non, comme elle l’aurait légitimement pu, « Anne-Louise-Germaine Necker » (2). Plus quelques « hommes » tels que Raoul de Navery (Eugénie-Caroline Saffray) ou, plus connue : Henry Gréville (Anne-Marie Céleste Durand)...

Si l’on interroge le critère « 20e siècle », on arrive à environ 600 noms. Chacun.e peut s’amuser à parcourir ces listes pour mesurer l’épaisseur du silence entourant ces femmes.

Parcourons, à titre de comparaison, une liste des romanciers du 19e : 213 noms (même source Wiki) et pas moins de 1200 pour le 20e !

Amusez-vous maintenant à compter, en vous limitant au 19e pour que l’exercice ne devienne trop fastidieux, ceux des hommes qui vous sont connus, ne serait-ce que parce qu’ils ont servi pour des dictées dans nos manuels anciens, qu’ils ont eu les honneurs du Lagarde & Michard, qu’on les a vus et revus dans les bibliothèques des parents, grands-parents… Et qu’ils se sont beaucoup servi la soupe entre eux, entretenant ainsi l’illusion d’une notoriété qu’ils se renvoyaient les uns aux autres. moi j'en ai compté 52 qui ont bénéficié d’une certaine publicité, pour certains très discutable. Beaucoup de ces génies de la littérature ont fini dans d’obscures bibliothèques de bienfaisance et autres frigos à livres gratuits. Ouvrages sans intérêt dont on ne sait que faire parce qu’ils ont été à la mode pendant deux ans…

4% de femmes "connues", 24% d'hommes. Le calcul a beau être très approx et perso, il me semble tout de même révélateur d'une tendance qu'à mon humble avis, davantage de comptages ne feraient que confirmer.

Voilà pour l’aspect anecdotique de la question, mais enfin, parfois il faut mettre le nez dans les évidences pour arrêter de penser que les féministes souffrent de maladie de la persécution.

Encore une fois, ce n’est qu’un des aspects de la question. Et encore, dans le domaine artistique on s’est limitée à la littérature…

Il faut maintenant pointer les réactions de "colonisées"... au nombre desquelles La Taulière a le regret de se compter. Elle qui n'a jamais été à une connerie près et dont les prises de conscience se sont faites à un rythme à peu près géologique, n'hésitait pas à proclamer, voici vingt ans, qu'elle ne pouvait pas "lire les femmes"... Pas assez viril, pas assez couillu, défaut de punch, oui, les frangines, j’ai eu tous les vaccins.

Il est évident, à l’appui de la rapide recherche chiffrée que je vous ai infligée ci-dessus, que les modèles littéraires qui m'étaient proposés depuis que je lisais, étaient 99,99 % masculins et que, dans la littérature proposée par les hommes, le rôle des femmes était, à 99,99 %, celui de faire-valoir : domestique, sexuel, esthétique... quand ce n'était pas de repoussoir pur et simple. Ou quand elles n’étaient pas carrément absentes du récit.

Voici donc environ dix ans seulement que j'ai entrepris de privilégier systématiquement les écrivaines (pas seulement françaises d'ailleurs) dans les librairies et les bibliothèques et, à ma grande honte, cela m'a permis de découvrir des autrices majeures, romancières, poètes, femmes de théâtre dont la liste ne peut être ici exhaustive, et pour cause : Nancy Huston, Louise Erdrich, Woolf donc, mais aussi Jane Austen qui n'est pas née hier, J.C. Oates, Yasmina Reza, Marina Tsvetaïeva, Elsa Morante, Nathalie Sarraute, Mary Higgins Clark (pas de logique dans cette énumération, juste des réminiscences), et Karen Blixen, et Bulbul Sharma, et Lenora Miano, Lydie Salvayre, Doris Lessing, Amandine Dhée, Céline Minard usw...

Une palanquée de talents à côté desquels j'étais passée, raide comme la justice, empapaoutée par mon admiration inconditionnelle des littérateurs mâles, avec leurs couilles sur la table et leur stylo en état de bandaison permanente, et bon, maintenant poussez-vous, qu'on respire un peu !!

Une ressource intéressante ici. Bon, elle ou il aurait pu dire "Ecrivaines" mais pour le reste, l'initiative est à saluer et la revue de titres, parlante !

Pour la méconnue Virginia Woolf, on peut aussi se documenter ici, un blog apprécié de la Taulière et référencé en bas de ma page d'accueil.

Pour élargir un peu la conclusion : concernant la place des artistes femmes dans le monde artistique, en ce moment ça craque un peu sur toutes les coutures…

J'ai pris l'exemple de la situation littéraire, mais pour revenir non seulement à la production mais aussi à la vision des femmes dans cette production, allez donc un peu voir comment elles sont traitées dans le corpus de la chanson française, tiens, pour prendre l’exemple, comme disait Gainsbarre, d’« un genre mineueueueur ».

Bien avant qu’arrive sur le devant d’une scène d’ailleurs éphémère l’abruti Orelsan qui voulait « Marie-Trintigner » sa copine (j’ai la nausée en l’écrivant), n’avons-nous pas, nous femmes, chanté en chœur Brel, Brassens, Ferré et autres ? Relisez leurs textes, pour voir.

Et je ne parle que d’art. J’aurais pu aussi faire une incursion dans les sports de balle mais qui trop embrasse...

Ces aspects (millimétriques) de la question globale de la place des femmes dans le monde, je voudrais essayer de faire comprendre qu’ils ne font que s’ajouter à une prise de conscience elle aussi globale. Et je ressasse, parce que la pédagogie consiste à répéter, à répéter encore à répéter toujours.

Dans les derniers numéros de Télérama que j’ai le plaisir de découvrir ici, dans la maison où je me suis réfugiée pour l’été, il semble qu’on mette un peu le coin dans l’écorce. Le vieil arbre finira-t-il par tomber ? Au fait, la métaphore arboricole ne me plaît pas parce que j’aime les arbres et qu’ils ne sont pas responsables, eux, de cet état de fait.

Dans Télérama, donc, moultes interventions de femmes artistes, nombreuses paroles ouvertes à des militantes du milieu professionnel artistique…

J’ai particulièrement goûté un entretien avec la réalisatrice Céline Sciamma dont les mots sont comme un baume, en particulier ces phrases, qui recoupent une préoccupation constante de la Taulière : comment faire avancer la cause des femmes sans tomber dans le règlement de comptes ? Bien que, lecteur masculin, il faut que tu saches qu’on a encore beaucoup la haine (surtout ma génération) et que cette haine ne te vise pas, toi, ici et maintenant, mais qu’elle est née en des temps préhistoriques, et qu’il est plus sain, selon moi, de la parler que de faire semblant de ne pas la ressentir ?

Céline Sciamma, donc, nous livre dans ces extraits de son interview une partie de sa réponse :

« Certains pensent décrédibiliser le féminisme en prétendant que c’est ‘‘un truc de lesbiennes’’. Alors oui, dans l’histoire du féminisme, les lesbiennes ont pris le temps de mener le combat puisqu’elles n’avaient pas d’enfants et échappaient à un certain ordre social. Elles ont toujours été en première ligne. »

« Je n’ai rien contre le regard masculin. Il faut juste cesser de le considérer comme universel. »

Et surtout ceci, dont j’aimerais faire un manifeste :

« Le nouvel enjeu est la sororité : les femmes éduquées à essayer de plaire aux hommes, donc à être en rivalité, découvrent la force et la beauté du corps collectif. La notion d’équipe est masculine. Les femmes aussi doivent se grouper pour peser. »

Merci Virginia Woolf, merci Céline Sciamma, et toutes les autres !

===========================================

(1) Et un p'tit néologisme à ajouter à votre cassette !

(2) A propos du patronyme (le mot porte sa propre condamnation), j'ai beau vouloir abandonner le nom de mon père, moi femme, en prenant celui de ma mère (Basset), je ne fais qu'adopter le nom de mon grand-père maternel. Voudrais-je pousser le truc jusqu'à Moussy (nom de naissance de ma grand-mère maternelle), je ne ferais que pérenniser le patronyme de mon arrière-grand-père maternel, etc.
C'est sans issue et ça dure depuis que l'on a "fixé" l'usage du nom de famille et considéré les enfants comme "fils de" ou "fille de", ce qui constitua un viol de leur individualité, toute question de genre mise à part.
Dans un monde idéal, on donnerait un petit nom d'amour à murmurer aux enfants jusqu'à ce qu'ellils soient en âge de choisir prénom et nom "de famille" - chacun.e aurait le droit d'en changer au fur et à mesure de son évolution.