... Mais que vous avez intérêt à lire si vous voulez apprécier dans tout son arôme le prochain enfumage dont vous, citoyen.ne, serez victime avant pas longtemps. Prenez votre temps, c'est pas pressé. L'important est de tout bien comprendre., écrivait la Taulière en juillet 2019. Billet révisé en juillet 2020 (joyeux anniversaire !).


KEOLIS, un privé dans le public

ou : « prenez donc une aspirine ».

Précision : au moment où ce billet avait été rédigé (à Lille, le 28 juillet 2019), j'avais déguisé tous les noms, en vertu de je ne sais quelle précaution qui révélait surtout une crise de suffisance sans pareille : comme si cette tartine pouvait intéresser qui que ce soit... Voici donc les protagonistes rétablis dans leur identité.

« KEOLIS, groupe franco-québecois basé à Paris, est détenu à 70 % par la Société nationale des chemins de fer français (SNCF) et à 30 % par la Caisse de dépôt et placement du Québec.
Keolis est rattachée à la maison mère SNCF, aux côtés de SNCF Voyageurs, SNCF Réseau, Fret SNCF et Geodis. » (Notice Wikipédia du groupe, 2019).

L’entreprise exploite des réseaux de transport public pour le compte de 400 Autorités Organisatrices dans le monde. Il est aujourd’hui présent dans 18 pays et sur 4 continents.

Chiffre d’affaires 2018 : 6,534 milliards d’euros, une croissance de 9,9 %, 63 000 « collaborateurs » (on ne dit plus employé.e.s, c’est ringard).

KEOLIS fait partie de SNCF Mobilités. Ca va toujours ?

SNCF Mobilités est elle-même un des trois EPIC de l'EPIC SNCF : SNCF, SNCF Mobilités, SNCF Réseau. SNCF est un EPIC de l'EPIC SNCF. Vous avez bien lu. SNCF est une filiale d'elle-même. Là, je sens que vous brûlez d'être éclairé.e.

Qu'est-ce qu'un EPIC ?

Un établissement public à caractère industriel et commercial. Une invention censée graver dans le marbre constitutionnel un principe intangible : une mission de service public sera toujours assurée par un acteur public.

Note de 2020 : jusqu'en 2019, le patron de KEOLIS était Jean-Pierre Farandou, actuel patron de la SNCF qu'il a intégrée en novembre 2019. Et hop, en janvier 2020... (voir mon futur billet de juillet 2020 - n° 626 Medley estival). Les dates, la chronologie, sont importantes. Comme le dit Karima Bataille dans son "Traité de la peur" (Revue Ecrissures n°3) : "tous les détails comptent."

Sur Wikipédia, à l’article correspondant on vous explique le caractère vertueux de l’EPIC. La philosophie qui a présidé à sa création, « l’interventionnisme économique » (une vraie cochonnerie keynésienne, ma pauvre dame). Son caractère inamovible, etc.

Enfin, il faut préciser que les EPIC sont prévus par la constitution de 1958, laquelle dispose qu'un EPIC peut être créé/modifié à tout moment par ordonnance, voire un décret. C'est ce qu'on appelle un encadrement light. Quand on pense que le père de Gaulle est réputé avoir érigé le président de la République en garant des institutions. Ha ha.

Prenez donc connaissance, dans cette page Wikipédia, de la liste des « anciens EPIC devenus entreprises privées » : on dirait une litanie de Morts pour la France.

Je vous montre cette boîte. Regardez, le fond est là, il n’y a rien dedans. Je la referme. Je l’ouvre. Aaah ! Il y a une autre boîte dedans, voyons ce qu’elle contient. Madame, vous voulez vérifier ? Allez-y, passez le doigt bien au fond…

C’est par ce biais, au fond assez grossier et qui appelle la métaphore du magicien, que l’économie de marché est en train de faire main basse sur le service public.

En « épicisant » les entreprises nationales puis en les filialisant, on y introduit progressivement du capital privé. A petites cuillerées. En somme, on mithridatise le service public pour qu’il ne soit pas empoisonné par les capitaux privés à haute dose qu'on ne va pas tarder à lui embocquer.

La mémoire collective étant ce qu’elle est (c’est-à-dire bien inférieure à celle d’un nouveau-né de deux jours), vous et moi finirons par oublier qu’il y avait eu, autrefois, un service public : on ne voit plus qu’une nébuleuse de sociétés emboîtées à la manière des poupées russes, dans lesquelles bien malin qui pourrait y retrouver ses petits (mais les gros actionnaires, eux, s’y retrouvent).

Au bout de la chaîne, l’usager le client n’a plus qu’à fermer sa gueule. S’il moufte, il recevra une lettre languedeboisée qui ne répondra pas à ses questions légitimes, mais lui vendra quelque merdouille rhétorique et encore, je suis polie.

Bref, c’est par fusions successives que la SNCF s’est emparée de KEOLIS (qui lui-même a porté, auparavant, pas mal d’autres noms).

Bien. Pour en arriver à ce qui nous intéresse aujourd'hui, sachez qu'à Lille, grande métropole régionale, KEOLIS est aussi l’exploitant du réseau de transports en commun de l'agglo, pour le compte du réseau, qui s'appelle depuis peu ILEVIA (ex-COMELI/COTRALI, TCC, Transpole...).

Si vous aviez vu, en son temps, le film de Ken Loach "Navigators", vous vous souvenez peut-être de la valse ridicule des vestes siglées que sont obligés d'endosser, chaque matin, les cheminots de l'ex-transporteur public britannique, racheté, vendu et revendu par le privé dans un tsunami thatcherien. Bref, les gars embauchent le matin, mais ils ne savent jamais vraiment qui est leur patron, seul le logo au dos de leur veste leur indique qu'ils ont changé d'employeur. Un des gags qui, dans ce film amer, vous font rire et pleurer en même temps.

Ca va encore ? Donc l'exploitant c'est KEOLIS, mais il est concessionnaire d'exploitation pour le réseau, c'est-à-dire son donneur d'ordres, qui en principe, est l'AOT - Autorité Organisatrice de Transports.

C’est la Loi d’orientation des transports intérieurs (LOTI) de 1982 recodifiée dans le Code des Transports en décembre 2010, Ministère Kosciusko-Morizet, tête de pont du système Sarkozy (1), qui définit aujourd’hui les rapports entre AOT (Autorité Organisatrice de transports) et leurs délégataires (les boîtes de transports à capitaux privés qui prennent le marché). Autant dire, de la couture sur mesure, faufilée par les gouvernements socialistes et finie-ourlée par les gouvernements de droit. L'intérêt de la carte d'électeur.

Des réunions entre AOT et exploitant, entre donneur d’ordres (concédant) et concessionnaire, entre délégataire et déléguant, j’en ai suivi quelques-unes, passé un temps. C’est toujours très instructif mais, à la longue, un peu répétitif.

D'ailleurs, ce qui est intéressant, même si l'on s'en tient au seul domaine commercial, c'est le glissement vers un nouveau modèle. Autrefois, il y avait :

- le client, un monstre d'exigences mais qui payait bien
- et en face le fournisseur, prêt à tout pour enlever le marché, y compris à crever les pneus de la concurrence sur le parking (j'ai connu des commerciaux qui, pour éviter ça, prenaient leur véhicule personnel plutôt qu'une voiture de fonction siglée, pour se rendre aux grosses négociations).

On nous serinait que "le client est roi", etc. Les commerciaux des fournisseurs arrivaient, pleins de respect, les poches débordant d'échantillons gratuits, et tâchaient à vendre leur camelote, dans un dialogue à peu près à forces égales.

Aujourd'hui, il est banal qu'au contraire un client (petit) se fasse dicter la loi par un gros fournisseur qui peut, s'il décide de ne plus servir ce chiche client, le mettre sur la paille (encore la lui vendra-t-il au prix fort).

Les négociations, quels que soient les "partenaires", ne se déroulent plus qu'en termes de rapports de force, point barre. Quelle que soit la nature des forces en présence, seul compte leur équipement en missiles ("Le pape, combien de divisions ?").

La réu

Rencontre, entre par exemple un concessionnaire (appelons-le KIS), et l'AOT, ou donneur d'ordres, d'une grosse métropole - appelons-la ZozoRézo, pour négocier le prochain contrat de délégation des transports en métropole (qui s'étend sur dix ans, c'est pas une broutille).

Arrive l'aréopage de ZozoRézo, constitué d'une dizaine de personnes : élu.e.s, techniciens (obtus assez souvent, ou faisant semblant de l'être - une stratégie usée), assistantes, plus quelques sbires entre deux âges dont les bureaux ne sont jamais loin de ceux de la présidence mais dont on ne connaît pas les fonctions exactes ; ils sont de toutes les réunions. Plus quelques stagiaires, qui branchent les powerpoints (2).

En face, chez KIS, ils sont trois. Jeunes, affûtés. Deux mecs (ce sont eux qui vont mener le débat : ils ont la tchatche et la souris) et une meuf du genre très très compétente et un peu revêche, très pointue dans un domaine technique auquel personne ne comprend rien, et qu'on interrogera parcimonieusement sur des points précis pendant lesquels 9 personnes sur 10 de ZozoRézo en profiteront pour s'absorber dans leurs smartphones. Le reste du temps, elle ne mouftera pas. Elle a un cahier à spirale et un stylo à l'aide de quoi elle prend plein de notes.

D’abord on boit le café. Viennoiseries, papotage convivial (on se surveille tout de même, pour ne pas lâcher une info sensible dont le « partenaire » pourrait se servir à nos dépens).

On commence. Zozorézo annonce la couleur : ses desiderata, son cahier des charges, le contrat révisé, bref sa demande. En gros il veut tout pour pas cher : le beurre, l’argent du beurre, le sourire de la crémière et le troupeau.

Un des deux mecs de KIS répond point par point. C’est en général un ingénieur pointu et vif d’esprit. Avant d’entrer dans la salle, il savait exactement jusqu’où aller, où s’arrêter.

En face, l’autre partie savait tout aussi exactement combien demander (trop, pour avoir ce qu'il faut, avec quelques concessions surprises destinées à déstabiliser l’adversaire, qui s’était préparé à réfuter des exigences devenues d'un coup obsolètes).

La discussion s’engage. KIS : « Ça, on pourra le faire mais pas à ce prix, sinon (au choix : la qualité du service s’en ressentira / on sort des limites du contrat / on n’anticipe pas la loi machin, or elle va sortir et c’est mieux si on est déjà dans le cadre… » ou toute autre justification à deux balles). Là, l’ingénieur sort une arme automatique et commence à défourailler : ça c’est OK, ça non. Là on y reviendra, ça il faut revoir, etc.

Puis vient le déballage : « Par contre, ce que nous, on propose... »

Suit une offre, notoirement à la baisse en matière de service rendu, mais haute question prix, par rapport à l'ancien contrat. Elle est assortie de l’argumentaire pur chêne number one : « On est dans une tourmente concurrentielle au niveau européen… Les autres exploitants ne tiendront jamais sur un réseau de la taille du vôtre… A Singapour ils ont fait ça et... En termes d’affichage, votre image… Le Groupe XYZ ? Ah justement, on vous informe en off : on est en train de les racheter, ça va être publié dans les jours qui viennent… »

Insensiblement, insidieusement, le donneur d’ordres se retrouve en slip. Ça tombe bien, il avait justement décidé qu’il n'irait pas jusqu'au baisser de culotte complet, l’honneur est sauf. Il a été légèrement flatté lorsqu'on a cité Singapour. Pour une métropole régionale, ça envoie, de se faire comparer à l'une des plus capées des capitales asiatiques. L'élu "en charge des transports" répétera ça dans toutes les réunions politiques et autres conseils communautaires : « A Singapour, Singapour... gapour... pour... », et l'écho de ce mantra bercera l'ego de tous les couillidés "en charge".

Au cours de cette réunion, KIS l’exploitant, le concessionnaire ou appelons-le comme on voudra, a donc dicté sa loi de bout en bout à Zozorézo l'AOT. Normal, c’est KIS qui fait le boulot et ZozoRézo ne se gênera pas pour lui laisser gérer les emmerdes…

Il décide de tout : par où passeront les les BHNS (3) . Quelles lignes seront reconfigurées, supprimées, plus rarement créées. Le prix des tickets, les équipements de contrôle, la distribution des rôles de police, les projets de fusion avec d’autres exploitants pour bâfrer un autre réseau, etc.

Les Atrides, en comparaison, c’est Chapi-Chapo.

Savoir parler

Voici un exemple de langue de bois renforcée tirée du site de KEOLIS et, à la suite, une traduction libre :

« Plus qu’un simple opérateur de transport du quotidien, KEOLIS est l’un des leaders mondiaux de la mobilité partagée. Expert de la multimodalité, le Groupe est le partenaire des décideurs publics qui souhaitent faire de la mobilité un levier d’attractivité et de vitalité de leur territoire. Au service des voyageurs et attentifs aux besoins de chacun, nous agissons chaque jour pour offrir des modes de déplacement plus agréables et plus humains. »

En français dans le texte :

« Plus qu’un simple opérateur privé de transport de voyageurs, KEOLIS est l’un des leaders mondiaux du transport en commun à bas coût (mais pas à bas prix). Expert du regroupement de différents modes de transport au même endroit pour des questions de compression de coûts à condition que vous, réseau, preniez en charge les infrastructures, le Groupe fait partie des acteurs contribuant, dans un univers concurrentiel, à rendre onéreux ce qui se faisait auparavant sans objectif de profit, afin de pouvoir en dégager fissa, du profit et un max, vu que personne ne sait de quoi demain sera fait. KEOLIS fait donc partie des acteurs qui souhaitent faire de la mobilité un parcours obligé pour un résultat d’exploitation optimal, quitte à contraindre les anciens usagers, devenus clients, à s’adapter à notre donne et non à leurs besoins réels. »
« Pour cela, nous agissons chaque jour pour offrir des modes de déplacement plus rentables et plus compétitifs. »

Résumé

KEOLIS (transporteur) exploite les lignes de transport d'ILEVIA (autorité organisatrice de transports) dans le cadre de ce qu’on appelle une délégation de services publics. Alors qu'à l'époque de TCC, il n'y avait qu'un acteur - public - qui gérait le réseau et l'exploitation. C'était avant le début de la septième extinction.

C'est la même chose à Lyon avec le SYTRAL, Syndicat mixte des transports, qui a délégué son service public à KEOLIS. Le sigle "TCL" (Transports en commun lyonnais) n'est plus qu'un petit nom affectueux connu des seuls usagers clients et que le SYTRAL, malin, garde pour des raisons de fidélité à la marque.

Sous le terme très consensuel de "délégation" se cache donc le fait, pour un acteur public, de remettre entre les mains de l’entreprise privée un service auparavant assuré par l’Etat - ou par une collectivité territoriale financée par l’Etat - avec une finalité nouvelle de profit, et non, comme c'était dans le temps de l'acteur public, de service rendu.

Sa seule obligation était une bonne gestion. C'est peut-être là qu'a cédé la porte d'entrée à un acteur extérieur. Le "maillon faible", s'il fallait réaliser une analyse historique des causes de la privatisation galopante, qui a permis aux privés de mettre le pied dans la porte avec leur efficacité, leur rentabilité, leur réduction des coûts.

A terme, KEOLIS deviendra une entité complète, il n'y aura plus d'AOT, la transfusion sera parfaite. KEOLIS organisera lui-même ses transports et son réseau.

D'ailleurs c'est déjà ce qui se passe, dans les faits. La preuve : ayant contacté voici un mois ILEVIA pour une question regardant la modification structurelle de l'itinéraire d'une ligne - donc une question regardant clairement "l'AOT", c'est KEOLIS qui a répondu à mon "formulaire de contact" en signant son message "KEOLIS via ILEVIA". No comment.

Coda

C'étaient quelques outils de compréhension des mécanismes complexes de la privatisation galopante.
Mais je ne vous ai pas livré la trousse de secours ni la mallette pédagogique sur "comment lutter". Eh bien, c'est que ça n'existe pas, faut l'inventer (comment ? Votre carte électorale, dites-vous ? Ha ha ha...)

Bonus

Une petite prévision pour 2022 ? Le démantèlement de l'hôpital public et son absorption par les géants de la clinique privée (Ramsay Générale de Santé, filiale d'un groupe australien ; ELSAN...)

==========================================

(1) A propos de NKM, une fille qui a un potentiel de séduction politique certain, rappelons que c’est elle qui a signé le 4 mai 2012 le décret scélérat qui mettait en vigueur le PPP aujourd’hui oublié avec Ecomouv’ et le démarrage de l’écotaxe.

Ici, un résumé du scandale Ecomouv. Dans l’article ils disent que c’est Mariani qui a signé le décret, en fait c’est NKM, le Canard avait publié le fac-similé.

Le décret a été signé le 4 mai, c’est-à-dire le jour où la droite quittait ses bureaux au ministère pour laisser la place à l’équipe de Moiprésident. En français ça s’appelle un cadeau empoisonné. Version populaire : un paquet de merde dans un bas de soie (ça coule à travers les mailles).

Interrogez-vous, maintenant : vous vous souveniez d’Ecomouv’ et de toute l’affaire ? Le partenariat léonin, l’intervention de l’Italien Autostrade sur fond de rumeurs mafieuses, les « bonnets rouges » (sur lesquels l’article d’Entreprendre passe pudiquement), la facture titanesque de la clause de résiliation (presque 900 plaques) ?

Non : vous aviez oublié. Moi aussi. Ca va trop vite. La vitesse est une arme. Comme les bus à haut niveau de service.

(2) A propos de ce logiciel indispensable aux réunions de pure forme, lire sans faute le désopilant "PouvoirPoint", d'Ygor Lertegard, dans le numéro 3 de la revue Ecrissures.

(3) BHNS : bus à haut niveau de service. Leur parcours a été rationalisé : on les fait passer par les grands axes en supprimant les tours et détours dans de petites rues, qui desservaient auparavant l'arrêt qui vous rapprochait de chez vous en sortant du boulot, mince vous allez devoir prendre la bagnole désormais).