Les paliers de mon immeuble ont été, cette année, rénovés. Les murs sont blancs, les portes d'un gris tirant sur le "taupe", un carrelage neuf à grandes dalles gris clair a été posé et les parois extérieures de l'ascenseur repeintes en gris fer. Aucune harmonie n'a été recherchée entre tous ces gris, déposés là par des entreprises différentes. Mais étonnamment, "ça" fonctionne.

A mon étage, nous sommes privilégiés car nous bénéficions d'une fenêtre côté cour qui, compte tenu de notre hauteur, donne sur une très jolie vue un peu mélancolique de Saint-Etienne dans son aspect ancien.

Espiguette, de passage par ici, a réalisé l'hiver dernier un gros plan d'une partie de cette vue par temps de neige, qui ne contredit pas mon histoire de gris...

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Occasion pour vous qui me lisez, d'aller feuilleter ses étourdissants albums...

La nôtre, de fenêtre, est à double vitrage et son cadre, en PVC-alu de couleur anthracite. En ces jours chauds, je la maintiens grande ouverte.

Au milieu de toutes ces valeurs de gris, j'ai trouvé ce midi, égaré ou ensommeillé, un superbe criquet vert pomme long d'au moins cinq centimètres, agrippé au mur blanc sur lequel il ressortait fort bien. Il demeura là longtemps sans un mouvement, diaphane et merveilleux dans le soleil, apportant avec lui une idée de Sud, de Provence, enfin, quelque chose de bucolique et d'estival. A peine ses antennes frémirent-elles lorsque je m'approchai. Somptueux bijou vivant agrafé sur un plastron de chemise amidonné... Je suis sortie plusieurs fois et chaque fois, je l'ai vu à la même place et suis venue le regarder sous le nez, sans qu'il manifeste qu'il avait capté ma présence. Peut-être est-il dans cet état catatonique des animaux surpris par un prédateur. Il ne sait pas que je ne mange pas ses semblables.

J'ai pensé qu'il avait peut-être soif et j'ai déposé une coupelle d'eau sur le rebord de la fenêtre ouverte. Peut-être pourrait-il se désaltérer et décoller de là pour rejoindre quelque nature, un arbre du square en bas ? Tout de même, s'introduire dans un palier d'immeuble au sixième étage, sacré bond !

Ce soir, en allant fermer la fenêtre, j'ai pensé, en voyant le mur vide, qu'il avait poursuivi sa route. Puis, frrrrt ! Du radiateur sous la fenêtre, il a sauté près d'un groupe de plantes vertes dont j'ai garni mon pan de mur.

Et voici, à la lumière du palier (assez vive) ce que le criquet m'a permis de voir, que je ne regarde jamais : l'ombre portée des plantes se reflète sur le carrelage de manière précise, en trois valeurs de gris : l'une, très contrastée, découpe les feuilles ovales d'une des plantes dont je n'avais jamais eu la curiosité de chercher le nom. Je le fais ce soir, il s'agit d'un Begonia maculata hybride, dit "Bégonia des amoureux". La projection ombrée est si précise qu'on voit distinctement les petites fleurs au bout des tiges.

Une ombre plus claire dessine le profil heurté des feuilles comme emboîtées les unes dans les autres du Schlumbergera truncata dont j'apprends également le nom à l'instant et aussi qu'il appartient à la famille des cactus. La plante est largement plus jolie que son patronyme.

Enfin, une troisième ombre, très pâle, est celle du dracaena marginata (commun) dont la hauteur devient impressionnante : une ombre comme crayonnée, qui se mêle et se superpose aux deux autres.

Sans le bond du criquet, jamais je n'aurais songé à contempler, au sol, le portrait en ombres chinoises de mes trois plantes. Pourtant si finement dessiné, si précis, ciselé dans ce dégradé de gris, il offre un joli moment d'admiration.

Une amie me parlait l'autre jour d'une très belle ombre d'arbre dénudé qu'elle observe, en hiver, sur le mur pignon d'un immeuble en face de chez elle, à la lumière rasante de l'après-midi. Je me suis promis d'aller la voir dès la chute des feuilles (l'ombre, veux-je dire. Mon amie, je la verrai sûrement avant l'automne). Et nous avons devisé un instant sur ces instantanés du quotidien qu'il faut savoir capter, qui sont des moments de court bonheur parfois intense.

Et me voici, ce soir, sur ce palier vivement éclairé, devant cette symphonie de couleurs : les murs blancs, les valeurs de gris des parties peintes, du carrelage et des ombres de plantes. Les plantes elles-mêmes, en pleine majesté et d'un camaïeu de vert réjouissant...

... Et Jiminy Criquet, réfugié là, sous les bacs, qui tenait manifestement à apporter sa note claire.

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Portrait de Josette, 1916
Juan GRIS