Je me souviens de la sensation déconcertante des sphincters qui lâchent (c'est à moi que ça arrive ?) et du pipi traversant le banc de bois à clairevoie, du regard des autres et d'une maîtresse qui ne grondait pas (enfin, pas pour ça).

Je me souviens des gants de toilette usagés qu'on glissait sous un polycop à l'alcool (1) portant des dessins de poules, de lapins et autres nunucheries, de l'épingle qu'on nous confiait pour faire des trous-trous tout le tour du dessin afin de le découper (ça nous occupait longtemps).

Je me souviens d'un temps d'automne tout comme celui d'aujourd'hui, et du passage à la rentrée le 15 septembre au lieu du 1er octobre, mais je ne peux pas dater ce changement. On commençait donc à transpirer pas mal pendant les quinze premiers jours, étant donné que nos mamans continuaient à nous vêtir comme pour la rentrée d'octobre : jupe plissée en laine, "corsage" (2) et pull-over tricoté maison, chaussettes de laine montante et pataugas (3).

Je me souviens d'innombrables années d'ennui percées ça et là, comme un rayon de soleil crève temporairement une épaisse couche nuageuse, par l'image d'un.e prof exceptionnel.le ou particulièrement comique.

Je me souviens de mes années comme "parent d'élève", espèce asexuée pourtant représentée à 95% par les mamans, des "convocations" pour des raisons qui n'étaient pas disciplinaires mais administratives, vu que mes gamines étaient des modèles de politesse et de soumission à l'ordre établi, j'y avais veillé parce qu'on m'avait bien formatée, heureusement elles se sont réveillées plus vite que moi.

Je me souviens de l'école que j'ai rencontrée tardivement en tant qu'enseignante - 45 balais - en raison d'une reconversion professionnelle et de ma stupéfaction, après une première carrière dans le monde de l'entreprise, réputé violent, devant ce grand corps malade où la violence institutionnelle était est si énorme, si omniprésente, qu'on ne la percevait perçoit pas.

Je me souviens des ministres, de leurs "réformes", qui ne sont que des trains de mesures pour marquer leur territoire (une autre forme de pipi) et de l'application avec laquelle nous autres profs (et même personnels de direction), les mettions en oeuvre sans trop de prosélytisme, a minima parfois, voire en les contournant pour pouvoir simplement continuer notre travail sans trop de dommages pour les élèves et pour nous.

Je me souviens, un mois ou deux avant ma prise de retraite (décembre 2008), de la convocation chez l'Inspecteur d'Académie adjoint (aujourd'hui on dit "directeur académique") pour y recevoir un blâme verbal pour "déloyauté envers l'institution" (dixit le type en question) parce que j'avais apposé ma signature en premier dans une pétition des profs de la SEGPA (4) du collège qui attendaient en vain un.e collègue remplaçant.e depuis trois semaines (5).

Je me souviens de sa tête lorsque je lui ai dit en introduction, en jouant la fausse candide, que j'étais touchée qu'il me reçoive pour me souhaiter une bonne retraite et me remercier de mon travail, et de ma jubilation en quittant son bureau et cette institution sur une dernière insolence, mais entre temps j'avais évoqué l'Education Nationale sous Pétain et le devoir de désobéissance, ce qui, vu la situation, était très abusif mais aussi très en-dessous du niveau de ma colère.

Je me souviens d'un proviseur absolument remarquable qui, à sa prise de retraite, devant la hiérarchie lors de son pot de départ, s'était levé et pour tout discours, avait prononcé ces mots : "J'ai fait ce que j'ai pu" (de fait, il avait pu énormément).

Je me souviens chaque année en septembre - parce qu'elle se rappelle à moi dès 7 heures du matin - de la sonnerie du lycée d'en face (une mesure et demie de "La Truite" de ce pauvre Schubert).

Je me souviens de l'intéressant échange qui a eu lieu ce matin sur France Culture, sous l'égide du pourtant macroniste en chef Guillaume Erner, entre Boris Cyrulnik (lequel s'est très bien exprimé, avec son humour habituel, mais à un moment je me suis paumée dans son histoire de fourmis et d'abeilles) et Philippe Champy, auteur du salutaire “Vers une nouvelle guerre scolaire : Quand les technocrates et les neurosciences mettent la main sur l’Éducation Nationale” publié aux éditions La Découverte.

Dédié aux Ecoles Démocratiques qui ouvrent leurs portes comme les autres ce matin, mais les ouvrent très grandes sur le vent du large.

Les écoles démocratiques sont affiliées à EUDEC France et celle que je connais le mieux - ou le moins mal - c'est celle du coin, l'Ecole démocratique du Bassin stéphanois. Leur site est en maintenance mais le lien viendra sans tarder, et l'école est épatante.

================================================

(1) Le "polycop à alcool", à peu près perdu de nos jours, était une production de l'institutrice (teur) qui écrivait - ou dessinait - sur une feuille ensuite passée dans un appareil duplicateur à l'alcool (à brûler). Le résultat était entre le bleu pâle et le violacé.

(2) Le mot "corsage", qui désignait à l'origine la partie du vêtement féminin qui recouvrait le buste (pour un "corps sage" !), s'employait par extension, dans la première moitié du 20e siècle, pour parler de ce qu'on appelle aujourd'hui chemise, chemisier, "blouse" (un néo-américanisme), ou encore "top", "haut" et autres cucuteries.

(3) Chaussures montantes à lacets (avant d'être la marque hype que vous connaissez aujourd'hui). Les enfants de 1950, dans les milieux modestes, avaient deux paires de chaussures : les montantes qu'on portait d'octobre à mai, les sandalettes, pour le reste de l'année. L'apparition de "tennis" bleu marine à bout blanc pour le sport, qu'on appelait à tort "espadrilles", fut une innovation qui aurait pu suggérer un "je me souviens".

(4) Dans le système éducatif français, au collège, les sections d'enseignement général et professionnel adapté (l'acronyme « Segpa » ou « SEGPA » est fréquemment employé) accueillent des élèves présentant des difficultés d'apprentissage graves et durables.

Ces sections constituent un petit "collège dans le collège" puisqu'elles ont une direction spécifique et des enseignants spécialisés. Plus d'infos ici pour celleux qui voudraient creuser la question et effacer de leurs mémoires les appellations injurieuses et la discrimination scandaleuse qu'ont vécu et peut-être vivent encore, ceux qui apprennent et ceux qui enseignent dans ces sections.

La représentation de "12 salopards" montée par un enseignant de français dans la SEGPA du Collège Victor Schoelcher de Lyon, vers 2009, serait à elle seule une réponse.

(5) La carence de l'institution était avérée : l'enseignante à remplacer, souffrant d'un cancer, avait minutieusement anticipé son départ pour une longue absence afin de bien préparer son remplacement, et toutes les démarches avaient été faites en temps voulu... Las, sans résultat. Une enseignante spécialisée, dans une même classe, pouvait intervenir jusqu'à environ 13 heures par semaine (je ne garantis pas les chiffres, c'est loin dans ma mémoire).

On imagine comment des enfants très fragiles peuvent vivre, pendant trois semaines, avec un temps scolaire tronqué de presque la moitié, sans compter l'attachement qu'ils ont avec leurs professeurs du fait de la longue présence de ceux-ci dans leurs classes, à la différence des profs de collège qui passent avec leurs élèves au maximum 4 heures la semaine, et morcelées. Le prof de SEGPA est souvent, pour ces enfants, un référent adulte, il ou elle est souvent maternant, c'est donc une affaire très sérieuse que de le remplacer vite et bien.