Lorsqu’on s’occupe de Marcel Proust, même en catégorie amateurs, deux ou trois noms peuvent venir à l’esprit :

- d'abord celui de George D. Painter (1914 - 2005). Ce proustolâtre échevelé, universitaire anglais dont les titres de gloire sont les biographies d'auteurs français (Proust, Chateaubriand, Gide) mais surtout celle de Proust, pondit en effet une somme en deux tomes qui fit longtemps référence. Pâtisserie indigeste bourrée d'informations toutes plus discutables les unes que les autres et de détails oiseux, que le bouquin de cet auteur qui a sillonné les lieux de vie de Proust comme un fétichiste suit la piste de ses obsessions, plus occupé de se tremper jusqu'aux cheveux dans la manne proustienne que de faire un ouvrage de qualité universitaire.

- Ensuite, Jean-Yves Tadié, Professeur émérite à la Sorbonne (Paris IV) , directeur de collections aux éditions Gallimard, vice-président de la Société des Amis de Marcel Proust, rien que ça... Autant dire que Tadié s'est arrogé, en plus de tous ces titres, le privilège, auto-proclamé, d'être le seul à avoir le droit de parler de Proust. Il l'a en effet déclaré dans une interview déjà moquée dans un billet ancien de l'Appentis : d’après Tadié, tout avait été dit (sous-entendu : « par moi-même ») et il découragerait d'avance tout étudiant qui serait tenté d'axer une recherche sur Proust...

Il n'a pas été jusqu'à déclarer ouvertement la guerre par anticipation à qui voudrait parler de Marcel, mais on le sent armé jusqu'aux dents. Au demeurant, un grand proustien, mais quelque peu exclusif ! Ses photos au sourire crispé, à elles seules dissuaderaient les plus téméraires d'essayer.

- Enfin, last but not least, Céleste Albaret dans le rôle du témoin essentiel.

Entrée au service de Proust à l'âge de 22 ans (lui-même en ayant déjà plus de 40 pour l'état-civil, dans le corps d'un vieillard usé par la maladie à peu près alité 24 h sur 24), Céleste lui tint compagnie de façon fort étroite mais dépourvue d'équivoque, jusqu'à la mort de celui-ci en 1922.

Du propre aveu de Proust, et comme elle en convient elle-même avec un rire, elle ne « savait rien faire » mais Proust l'engage par bonté, pour lui procurer un emploi rémunéré.

Elle lui devient rapidement indispensable, demeurera auprès de lui pendant 9 ans avec la dévotion d'un chien de garde assez féroce (on ne passait pas la porte de Proust si Céleste était devant), et, à son chevet avec le docteur Robert Proust, médecin de son frère, recueillera ses derniers mots.

En 1973, alors qu'elle est à peu près oubliée (peut-être en raison de la confusion entretenue par Proust lui-même dans La Recherche, où le personnage de Françoise, servante fidèle et acrimonieuse librement inspirée de Céleste, figure dans le roman comme une très vieille dame), le journaliste devenu éditeur Georges Belmont s'avise qu'elle vit toujours et qu'il est temps de donner la parole à celle qui fut la dernière à avoir côtoyé, dans son intime et au coeur de son travail, cet écrivain inclassable et génial au sens premier du terme.

Belmont enregistre donc une série d'entretiens assez fouillés, qui ont été redonnés tout cet été sur France-Culture.

Parfois un peu ennuyeux (redites, pinaillages autour de questions de détail, silences, hésitations et contradictions de la vieille dame, à laquelle on peut pardonner quelques écarts de mémoire), ce témoignage au long cours prend lentement tout son sens et construit, de Marcel Proust, un portrait mettant en lumière ce que savent déjà tous ceux qui ont cherché à aller au-delà de son image publique désastreuse (homo maniéré, salonnard snob et superficiel, drogué, et, pire que tout, écrivain horriblement rasoir).

A savoir qu'il était un homme d'une rare bonté et d'une grande gentillesse, d'une générosité folle, d'une intelligence tellement au-dessus de la moyenne de son milieu et de son époque, qu'elle en resta ignorée, à l'exception de quelques amis qui ne furent guère entendus ; un chercheur inlassable et un théoricien du roman en avance d'un siècle, un travailleur acharné qui bossait encore quelques heures avant sa mort, obsédé qu'il était de pouvoir boucler cette oeuvre monumentale au titre si bien trouvé : « A la recherche du temps perdu ».

Recherche fructueuse s'il en fut, qui lui prit tout de même quelque chose comme vingt années de labeur.

Céleste Albaret, interrogée sur Painter et en particulier sur une scène qu'il a d'évidence inventée de toutes pièces (on peut dire ça de beaucoup des choses qu'il a écrites, quand il n'a pas interprété le reste), dit de lui dans un petit reniflement méprisant et un ricanement sec : « il avait de l'encre… ».

Jean-Yves Tadié prétend que Céleste était amoureuse de Proust. Ca ne transpire pas dans les récits de celle-ci, mais ce qui revient, et reste à la postérité, c'est ce que Proust lui dit un jour, à elle et à son mari, peu avant sa fin, une scène qu'elle raconte plusieurs fois, pieusement : « Je vous ai beaucoup aimés, vous êtes mes enfants... ».

Si l'on devait retenir un instant de ces étonnants entretiens, ce serait peut-être celui - le dernier - où Céleste raconte et re-raconte en détail les dernières heures de son grand homme. Belmont risque, à la fin, une question bien dans sa manière, faussement candide pour irriter un peu Céleste et la faire réagir. Il demande, l'air patelin, s'il est exact que le dernier mot de Proust, au moment de mourir, fut : « Maman... » - C'EST PAS VRAI ! » Ce cri rauque, sorti des tripes, montre Céleste Albaret, précisément, en mère à qui l'on essaierait d'arracher le cadavre de son enfant, qu'elle voudrait bercer encore, toujours.

Après m'être interrogée sur la raison de cet été proustien, j'ai réalisé que l'on commémorait le centenaire de la « vraie » première publication de « Du côté de chez Swann » : après un premier tirage de maigre succès chez Grasset, Proust passa chez Gallimard et Swann ressurgit, sauf erreur, en 1919, sonnant le vrai début de l'oeuvre et tombant dans la librairie française comme la foudre dans une basse-cour.

Hormis le fait qu'on ait dédié à cette célébration un temps radiophonique par définition plutôt lâche (juillet - août), comme s'il était encore un peu honteux de s'intéresser à ce géant de la littérature française, inutile de dire que j'ai pris mon pied (intellectuel et esthétique) en écoutant Céleste et aussi, grâces soient rendues aux rediffusions, un quatrième larron dont le nom ne me serait pas venu forcément à l'esprit dans l'entourage critique de Proust.

Il s'agit d'Antoine Compagnon (que France Culture qualifie sobrement de « professeur et historien de la littérature française » et sa notice Wiki comme « spécialiste de Proust »), qui a produit sur cette radio une série de seize émissions d'une heure chacune sur le thème de Proust essayiste.

Compagnon explore là (enfin) un aspect de cet écrivain qui m'a amenée, depuis ma découverte tardive à l'âge de 40 ans et le premier choc passé, à le lire et relire à peu près une fois complètement tous les deux ans et, de manière sporadique, à raison d'un ou deux volumes chaque année.

Compagnon n'est pas un orateur séduisant. Il peut apparaître presque un peu barbant, sans relief. Mais, à la différence de Tadié, qui se met en avant, l'air de rien, Compagnon s'efface devant son sujet. Voilà une qualité assez rare pour le rendre sympathique.

Proust essayiste : sa théorie philosophique, psychologique, médicale, sociologique voire ethnologique, sa fouille patiente des mécanismes de l'esthétique, de la poétique, de la perception et de la mémoire (tout cela présent sous forme d'inclusions dans son roman comme des filons d'or dans un quartz), sont fondatrices, essentielles à la compréhension du roman contemporain en général et du sien en particulier, bien loin des ragots de salons et de pissotières dont on a voulu l'affubler.

Mais, comme l’a déclaré Antoine Compagnon dans une interview, la Recherche « c’est le type même du livre qui n’est pas lu ». On ne le lui fait pas dire et l’on ne compte plus les gens qui ont prononcé un jour la phrase fatidique « Ah, La Recherche faudrait que je m’y attaque… » en expliquant, tout de suite après, pourquoi ils n’ont pas réalisé ce grand projet triennal. En revanche, durant ces trente années de fréquentation de Proust, je n’ai jamais rencontré quelqu’un qui eût plus qu’à peine entr’ouvert La Recherche. Loin de moi l’idée de blâmer : je crois que tout a été fait pour dissuader quiconque de se plonger dans cet océan.

Ce fut donc un grand bonheur, en cet été 2019, de voir justice enfin rendue, certes dans un silence médiatique regrettable (mais qui ne l'aurait pas surpris), à cet écrivain, à ce penseur unique.

« - Je fus comme ces dormeurs qui...
- Il faisait nuit dans ma chambre.
- Il faisait nuit noire dans ma chambre.
- Depuis longtemps je ne dormais plus que le jour...
- Autrefois, j'avais connu le bonheur de rester éveillé...
- J'étais couché depuis une heure environ, le jour n'avait pas encore tracé cette ligne blanche... »

Puis :

« Longtemps je me suis couché de bonne heure. » (incipit définitif de La Recherche).

Ces six essais de débuts appartiendraient aux manuscrits de la Recherche, selon Thierry Maugenest (« Les rillettes (1) de Proust et autres fantaisies littéraires » chez Jbz & Cie, Paris, 2010) qui les cite pour illustrer le chapitre intitulé « Vingt fois sur le métier... » de son petit livre désopilant : huit chapitres, 70 pages + 26 d'exercices pratiques, absolument tout ce dont un aspirant écrivain peut rêver pour devenir... :

« Vous êtes passionné par la littérature ?
Vous rêvez d'embrasser la carrière d'auteur ?
Vous envisagez d'écrire le prochain chef-d'oeuvre des lettres françaises ?
Vous comptez devenir académicien ou recevoir le Prix Nobel ?

Ce petit livre est fait pour vous ! Les cinquante fiches-conseil que vous trouverez dans les pages qui suivent, abondamment illustrées de textes connus ou inédits, vous permettront à votre tour d'obtenir le label : GRANTECRIVAIN ».

Pour en revenir à Proust et à l'usage de celleux que sa lecture découragerait toujours, on peut essayer d’écouter « l'Intégrale de À la recherche du temps perdu », lue par André Dussollier, Guillaume Gallienne, Michaël Lonsdale, Denis Podalydès, Robin Renucci et Lambert Wilson aux éditions Thélème.

Avec des lecteurs pareils, déjà le Bottin serait passionnant, alors...

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(1) Ce titre renvoie à une des "fiches-conseil" de Maugenest où il a utilisé l'incontournable scène proustienne de la madeleine trempée dans le tilleul, en remplaçant celui-ci par la bière et la madeleine... par une tartine de rillettes. Effet garanti.