On avait déjà : l'effondrement, les 7°C de 2100, les pays faillis et l'inévitable enchaînement des chutes, comme s'ils tiraient, depuis le dessous de la table, sur la nappe de notre banquet en entraînant tous nos plats, nos mets, notre vaisselle précieuse... On n'avait pas besoin de plus.''

Et pourtant... La Taulière vous a-elle déjà parlé du roman "Les Furtifs", d'Alain Damasio ?

Damasio, pour situer son gros pavé, a inventé la vie vers 2040. Son niveau d'anticipation est du même ordre que celui d'Orwell pour "1984" (écrit entre 1945 et 1949).

Il imagine une population de plus en plus concentrée dans les néo-mégapoles, lesquelles ne sont plus administrées par des élus mais gérées par des sociétés privées et renommées avec des noms de marques (exemple : NestLyon et, bien évidemment, Orange). Si vous pensez vraiment, à partir de ce début, qu'il s'agit de SF, il vaut mieux regarder la télé.

Dans ces mégapoles, tout s'achète et chaque citoyen client est porteur d'une bague connectée qui lui donne accès à certains services en fonction de ses possibilités financières (le forfait "Privilège" est hors de prix mais ouvre à tous les services). Cette connexion permet également de vous envoyer directement au cerveau des pubs très ciblées. On en est loin ? La bague vous surveille, également, H24, la police y étant elle aussi connectée.

Dans ce milieu très hostile, Damasio s'est amusé à foutre un bordel monstre, en l'espèce de groupes de résistants qui vivent à l'extérieur des mégapoles ou même dedans mais sur les toits des tours, où ils jouent à cache-cache avec les flics jusqu'au grand délogement et nettoyage (tiens tiens, zad vous rappelle rien ?).

Et puis, bien sûr, il y a les "furtifs", une espèce tellement délicieuse qu'on referme les pages du bouquin (énorme) de Damasio avec un rien de mélancolie, parce qu'on aimerait bien en rencontrer, de ces furtifs. Même si l'on sait qu'ils vivent tout autour de nous, invisibles, refusant farouchement d'avoir à faire avec l'humanité, produisant leur musique imperceptible à nous dans un inframonde qui devient, du coup, l'éden où l'on voudrait, désespérément, aller s'installer. Si un furtif est vu, il se "suicide" en se pétrifiant et l'on ne récupère qu'un bout de céramique...

Et non, non, je ne vous dirai rien des (excellentes) raisons qu'a Lorca, le héros de ce roman à découvrir absolument, d'aller fureter du côté des furtifs.

Enfin, dans la vraie vie, il nous reste les arbres...

Voire.

Par exemple "Etre forêts", de Jean-Baptiste Vidalou, publié en 2017, dont vous pouvez lire les bonnes feuilles ici chez Lundi Matin, et dont l'exergue, sans surprise, est signée... Damasio.

Ce que raconte Vidalou (à signaler que le bouquin a été pas mal critiqué pour manque de rigueur), parfois confus à la limite de l'élucubration, parfois lumineux et cinglant, n'a rien de paradisiaque. Ca pourrait même inquiéter.

Il y est entre autres question d'un monstre nommé EON ou plutôt E.On, géant allemand "énergéticien" dont le projet de méga centrale à biomasse situé à Gardanne (Bouches-du-Rhône) aurait été retoqué par le tribunal administratif de Marseille en 2017. Le site fonctionne pourtant, depuis pas mal d'années, et pas d'une manière écologique idéale (bois importé... du Brésil !!)

Il est impossible, en navigant sur internet, de reconstituer l'histoire. C'est déjà significatif. Mais ce qu'en dit Vidalou est recoupé, avéré. Cette méga centrale existe, s'est "adaptée" aux aléas juridiques qui ont jalonné son projet, elle se développera encore, le groupe qui la détient a l'art de sinuer entre les fourches caudines des lois d'ici et de là...

Par exemple, E.On avançait, dans le projet de Gardanne, sous le nom d'Uniper. La stratégie consistant à changer constamment de nom, de forme, de capitaux, est payante ; ça brouille les pistes, le temps de notre oublieuse mémoire et ça va trop vite pour qu'on se rende compte du tour de passe-passe. On se souvient par exemple que sous le nom "Ecomouv", qui sonnait bien d'jeun et bien écolo, se dissimulait en fait Atlantia (anciennement Autostrade SpA, société italienne filiale du groupe... Benetton, vous avez bien lu), numéro 1 en Europe, en 2014, pour la construction et gestion d'autoroutes...

Or, pour en revenir à la valse des énergéticiens, voilà qu'E.On vient de se payer 90 % des actions d'Innogy, distributeur gaz élec allemand, lui-même quasi en situation de monopole et qui avait absorbé/remplacé RWE, opérateur allemand historique, vous suivez ?

Quoi ? Ces parties de gonflette tératogènes ne nous concernent pas ?

J'ai l'honneur de / vous détromper / c'matin (sur l'air de la non-demande en mariage de Brassens) : il ne vous a pas échappé que Jean-Pierre Farandou devenait patron de la SNCF ? Farandou, ex-KEOLIS... Non ? Ca ne vous dit rien ? Ah, je vois que vous n'avez pas lu mon billet n° 560 du 28 juillet dernier... Faut dire qu'il est intitulé "Devoir de vacances chiant au possible", forcément ça décourage.

Ca raconte comment KEOLIS se paye la part du lion dans les transports en commun des métropoles françaises, en particulier Lille. Une courte conversation avec un chauffeur de bus lillois m'avait convaincue que KEOLIS ne recherche pas forcément le bien-être de ses salariés mais plutôt le meilleur moyen de permettre aux actionnaires de se goinfrer. Je voyais arriver le rachat gros comme une maison...

Ecoutez, je suis désolée de vous entretenir de trucs emmerdants, mais bon. A propos, vous saviez que Direct Energie était devenu Total ? Et EDF, au fait comment vont-ils ?...

Je ne le fais pas exprès, voilà ce qui paraît ces jours-ci chez Reporterre...

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(1) On peut entendre J.B. Vidalou rouler les "r" sur France Culture (mais pas que lui) dans un remarquable "LSD" (La Série Documentaire) de décembre 2018 : "Des arbres et des hommes"

Dédié à La Jardinière et à son arboretum du Grand Courtil, en Cotentin, à ses chers arbres patiemment plantés depuis une petite dizaine d'années... Chère Jardinière, nous deviendrons furtives et irons nous planquer dans ta forêt :-)

malus John Downie et tupelo.JPG, juil. 2020