Il faut les voir il faut les entendre, emboufflés de leur confiture de religiosité, gargarisés de leurs mots, costumés comme des divas, voletant les pattes prises dans leurs arguties comme des pigeons harassés qui heurtent les quatre coins de la cage au nom du père, du fils, du saint-esprit. Il faut les voir se rendre à tout moment vers l'autel au décor kitschissime pour y farfouiller un ustensile à quoi s'accrocher : croix, livre saint, génuflexion... Des babioles pour mecs terrifiés devant une enfant inflexible, butée, en plein jihad (l'allusion de Dumont est subtile, mais elle invite à réfléchir autrement certains parcours)

Jeanne, frontale devant les ténors de la théologie la plus étroite mais aussi la plus fouillée, réduits au silence : "Cela ne vous regarde pas".

Il faut la voir il faut l'entendre, elle. Cette Jeanne n'est pas D'Arc. Elle n'a rien d'une capo d'occasion, elle ne porte pas l'armure zinguée d'une matrone mûrie sous le harnois, ni la coupe de cheveux à laquelle on a donné son nom et que pouvaient encore infliger les coiffeurs aux petites filles des années cinquante (une variante de coupe au bol, catastrophique quand on frisait). Ses cheveux longs, mal tressés, attachés comme ça peut. Aux genoux les protections de carton bouilli de l'enfance qui joue - on s'attend à lui voir manier une épée de bois - mais la blessure, réelle, d'un carreau d'arbalète. La joue mâchurée et le regard sévère que toute personne de dix ans est en droit de porter sur les simagrées des adultes avant qu'on l'envoie se débarbouiller pour le goûter. Personne n'envoie Jeanne se débarbouiller.

Elle porte bien plus lourd qu'eux : le poids d'une recherche spirituelle frénétique, à l'aise dans le sacré comme seule l'enfance qui joue peut le mettre en scène, le vivre au tréfonds des tripes.

Aussi, quand le ciel se tait, quand "les voix de madame Jeanne" sont muettes, quand personne là-haut ne donne plus les consignes, ça devient très intéressant : il faut que Jeanne invente des scénarios et justifie la prochaine bataille - comme chez les adultes, au fait. Donner au peuple une raison de monter au combat, quitte à en revenir battue, déjà brisée déjà brûlée.

Jeanne face à la vérité du ciel vide métaphysique : c'est ça que filme Bruno Dumont. Autour de moi, beaucoup ne supportent pas l'extrême lenteur, étirée jusqu'à l'insupportable, qui marque sa façon de construire l'image et d'y donner du sens.

Il est certain que si, les fesses dans le fauteuil du cinoche, on est posé.e là, devant l'image plate d'un.e comédien.ne qui ne cille pas, fixe la caméra pendant de très longues secondes, on est voué.e à s'ennuyer ferme. Mais si l'on veut bien soutenir ce regard sans chercher midi à quatorze heures, alors la question vient et on cherche ses réponses, ce n'est pas du temps perdu.

Dumont, on accroche ou pas. J'étais restée, une nuit sur Arte, scotchée devant ce morceau de campagne où rien n'advenait, où le seul vivant du coin partait pour une guerre non identifiée, dérisoire, filmée en épure du côté de la mort la plus stupide, en contrepoint aux ciels immenses (et déjà vides) de sa province, au fumier qui fume, à l'herbe qui givre. Les silences de Flandres (2006) m'avaient réduite au silence.

Et puis j'ai oublié Bruno Dumont un temps... En 2018, sur Arte toujours, revoilà Dumont et ses silences dans une minisérie qui est devenue quasi virale : "Coin-Coin et les Z'inhumains", dont je ne saurais trop recommander très vivement les quatre épisodes. Quand Coin-Coin (ex-P'tit Quinquin, 2014, avec les mêmes acteurs) fixe la caméra, quand n'importe lequel de ces enfants grandis nous regarde longuement, on se met illico en posture de doute, ou mieux : d'accueil. L'incursion de Dumont dans le comique est fracassante ! Et puis l'épilogue est de toute beauté, un morceau de poésie pure, un adieu poignant à un monde fantomatique. Qui a fréquenté le Nord, rencontré la famille Gayant au détour d'une procession de carnaval, scruté l'horizon au-delà des dunes de la Côte d'Opale (au sens large), ne peut qu'éprouver cette poésie qui chante.

Et alors, voilà Jeanne.

J'aime Dumont et ses silences où se logent les questions qu'on ne se pose pas dans la frénésie journalière. J'aime qu'il décentre l'Histoire pour coller Jeanne dans les dunes d'Audinghen à Sangatte, et l'emprisonner dans un bunker construit vers 1942, parce que tout enfermement, toute prison, sont intemporels comme toute guerre ressemble à une autre.

Ce qui fait de Flandres un condensé de tous les dégâts de toutes les guerres, de Coin-Coin un héros de la vie ordinaire des ados en milieu rural (avec la mer à côté, tout de même) et de Jeanne une enfant rebelle, c'est le même ressort. Dumont questionne. J'aime ses personnages taiseux, son approche sans concession à quoi que ce soit. Du radical poétique comme arme de guerre. La guerre de Bruno Dumont est contre la connerie, il gagne souvent.

J'aime ses personnages que d'aucuns, dans la série Coin-Coin, ont dit ridiculisés par le cinéaste, ce qui est pour le coup ridicule et insensé. Si un cinéaste aime sa région et y reste fidèle (il y vit), c'est bien lui. Les acteurs - non professionnels - qu'il met en scène collent à la vision de Dumont, pas à celle de l'esthétique en toc du cinoche pariso-parisien. Les longs plans fixes sont une invitation à regarder vraiment, à décentrer aussi notre regard :

« Il faut accepter que le réel soit mêlé, avec ses gros, ses petits. Quinquin a un nez tordu, c’est la vie. Il faut apprendre à aimer ça. D’ailleurs, la plupart de gens sont tordus. Les gens beaux, c’est une vue de l’esprit. Mon travail, c’est d’héroïser les gens simples en les rendant glorieux, pas de mettre en avant un acteur débile dont on se fout. » (...)
« Bruno Dumont parle brutalement dans une époque tiède qu’il peut vomir quand l’envie lui en prend. » (vanityfair.fr du 18 avril 2019)

Brutale beauté, c'est sûr.

La bande-son de Jeanne peut surprendre, elle n'est pas tombée à côté de la plaque. Elaboré avec économie de moyens, avec des huis-clos (même entre deux dunes), une bataille symbolique et, une fois encore, des acteurs non professionnels qui rendent tout leur jus, Jeanne est un film miraculeux.

2019 : séjour d'été à Lille, films "Roubaix, une lumière" et "Jeanne" : ma saison nordique en majesté...