C'est donc ce soir 12 octobre - cette nuit plutôt - que des lumières devraient s'éteindre dans la ville. J'ai des doutes : il est vingt-et-une heures ; l’énorme projecteur aveuglant qui trône au sommet de l'Opéra, face à moi, ainsi que ses collègues disséminés dans la colline de Villeboeuf, m'empêchent comme chaque soir de "regarder la nuit".

Pour les personnes qui n’ont pas la chance d’habiter Saint-Etienne, précisons que l’Opéra, ancienne Maison de la Culture, a été bâti à flanc de colline dans un espace dit "Jardin des Plantes", une colline raisonnablement sauvage. Cet assez beau bâtiment, surmonté d’un élégant cube au toit concave évoquant une pagode, émerge au milieu des feuillus, ce qui ne dépare pas la nature environnante. L'Opéra s’harmonise même plutôt bien avec le milieu.

Mais il y a cette grosse lumière, qui devait avoir fonction, dans l’esprit de ceux qui l’y ont installée, de signal. Aujourd’hui, elle n’est plus que le symbole d’un gaspillage énergétique et d’une nuisance lumineuse considérables.

La totalité de la colline est d’ailleurs illuminée a giorno.

Il semble que la municipalité n’ait jamais entendu parler des éclairages publics directionnels (qui éclairent le sol, et non le ciel), car l’ensemble de la ville est piqueté de machins vraiment très éclairants, qui envahissent assez violemment le ciel et les alentours.

D'un coup d'oeil, j’ai constaté que la pleine lune était tout de même à sa place ; elle se lève, précisément, juste derrière la colline et c’est toujours un spectacle d’une rare beauté que sa montée au milieu des arbres et son exposition en majesté au sommet.

Or, dans une réminiscence quasiment proustienne, voici qu’en regardant ces choses et en déplorant l’excès de lumière artificielle, je me trouve ramenée presque cinquante ans en arrière, lorsque j'habitais la Saône-et-Loire (plus précisément, dans le Charolais – Brionnais, une belle et douce contrée).

Le propre des « réminiscences proustiennes », ainsi que l’auteur de La Recherche en fait longuement l’analyse dans « Le Temps retrouvé » (plus longuement qu’on ne peut le supporter en lisant ce qu’on considère comme un roman, aussi conseillé-je toujours de tourner les quelques vingt pages dévolues à cette partie qui est posée là comme le brouillon d’un essai à venir, puis d'y retourner à l'occasion en ne lisant que ça, si c'est votre intérêt), le propre de ces réminiscences est leur caractère soudain, impérieux, involontaire.

Ce type de souvenir se présente en effet à l’esprit sans tambour ni trompette, tout neuf sorti d’un passé qu’on avait, sinon oublié, du moins remisé très en arrière d’autres, plus récents. Proust utilise l’image d’étagères mentales sur lesquelles reposeraient, placés plus ou moins haut, des vases scellés enfermant ces souvenirs qui sont ainsi conservés précieusement, attendant l’éveil par une opération mystérieuse de l'esprit. Belle et paisible image qui fait surgir celle d’une espèce de conservatoire de parfums ou de sons anciens, d’une crypte mémorielle.

S’agissant de mémoire involontaire, il faut alors admettre que, de temps en temps, un de ces vases dégringole de l’étagère, nous choit sur l’occiput et se rompt, causant ce fameux « flash » qui fait marquer un arrêt dans le déroulement habituel de notre flux mental, opère une légère sidération et s’impose alors, incoercible comme un orgasme mémoriel : un pan de mémoire entier, isolé, clair – si je puis dire, s’agissant d’un souvenir nocturne – et qui exige sa restitution prioritaire, avec caractère d’urgence tamponné deux fois sur l’enveloppe.

Ayant ainsi vaguement remué à part moi quelques considérations propres à l’éclairage urbain et regretté l’époque où il était moins envahissant, soudain je revois les routes, passé le dernier réverbère ou, dans sa plus simple expression, l'unique ampoule perchée sur un poteau électrique au bout du village, qui posait un cône pâle et jaune sur une petite partie de la rue. Si l'on cheminait à pied, on se guidait... à la lune ou à la lampe Wonder.

Je revois les routes forestières ou bordées de prairies, de Charolles à Matour, de Saint-Clément-de-Vers à Chauffailles et mes retours nocturnes, les deux phares ronds de la 4L envoyant de chiches pinceaux sur le bitume devant moi, et tout autour, une obscurité totale, ce qui faisait bien coller la fameuse expression québecoise « chauffer dans la noirceur ». Je me souviens des animaux bondissant dans les talus au passage de la voiture (chats, renards ? Garennes assurément, biches parfois, prises dans la lumière des phares et statufiées avant le ressaut salvateur vers les fourrés).

Je revois - ou plutôt ressens - l'épaisseur de cette obscurité, un noir parfait, et puis, quand on descendait de la voiture, le ciel étoilé, splendide.

Je revois les soirées d'après-repas sur les terrasses où l'on prolongeait la discussion, le verre à la main – souvent un beaujolais au tirage confidentiel de Lantignié ou de Regnié-Durette – avec une ou deux bougies sur la table et, quand elles étaient fondues et s'éteignaient, on ne se dérangeait pas... Les silences étaient palpables dans ces soirées, il n'était pas besoin d'émettre du bruit sans arrêt.

Parfois la lune était de la partie. Je revois sa claire lumière, cette blancheur argentée sur le rebord des fenêtres, et je me souviens aussi de la couleur des corps sur les lits, l'été lorsqu’une peau noire et une peau blanche mêlaient leurs tonalités si opposées, si complémentaires, et que l'on pouvait s'émerveiller très simplement.

Ce soir elle est toujours là, et bien pleine, Séléné (*)... Mais elle n'éclaire que la ville, elle-même enluminée.

Un souvenir en remorquant un autre, je me rappelle aussi le cri des rapaces nocturnes dans la lande cotentine, une fois que Namir, animateur des AJonc de Lille (Amis des Jardins ouverts et néanmoins clôturés) était venu visiter les gens de Pirou et nous avait embarqués dans une marche nocturne où il attirait les chouettes en imitant leur cri. Je me souviens du ciel noir, du chemin blanc, de la lointaine rumeur marine, et que Namir avait beaucoup de mal à nous faire taire complètement parce que, comme des humains benêts nous étions excités, survoltés par cette mini-aventure et que nous ne parvenions pas à juguler le besoin d'échanger nos impressions.

Aujourd'hui, à Singapour (championne de la pollution lumineuse), on organise des voyages pour que les gens puissent aller contempler une nuit noire quelque part. Il existe assurément toute une génération (peut-être deux) qui n'ont jamais vu l'obscurité totale, un genre de luxe.

Nous, nous avons encore la chance que ça existe, surtout par ici dans les petits monts du Pilat, bien que le moindre village tienne beaucoup à ses enfilades de lampadaires imitation lanternes de fer forgé.

Il faut retourner à la nuit noire, de temps à autre. C'est le domaine des histoires horrificques, des contes à faire peur, des bruits inconnus et de la douce brise qui fait frissonner l'herbe. C'est le moment où l'on retrouve, bizarrement, la vue et aussi les autres sens, intacts.

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(*) Robert Rapilly est l'inventeur du sélénet, un genre de sonnet - ou autre forme - qu'on peut fredonner sur l'air de "Au clair de la lune..." - sans doute en donnerait-il une meilleure définition mais ça n'empêche pas de les lire :-)