Entre l'idée de l'infra-ordinaire perecquien et la tentative d'épuiser un lieu dans l'esprit de Jacques Jouet, l'envie me vient, au fil des jours passés à Montrond-les-Bains, de rendre compte de cet "endotique", de cette micro-histoire, de cette géographie banale. Pour en faire quoi ? Rien, précisément. Ou une trace éphémère pour célébrer un non-lieu inscrit dans un temps désoeuvré.

Ainsi...

Premier épisode : dans le car du matin

Les cars "TIL" (pour Transports Interurbains de la Loire) effectuent un service assez restreint mais qui permet, une ou deux fois par jour, de joindre Saint-Etienne à Roanne (du sud au nord du département) en passant par quelques bourgades ou villages complètement inconnus des personnes n'habitant pas par ici.

Dans ce département comme il en est tant en France, à dominante rurale, plutôt non touristique, dont le tissu industriel s'est défait presque complètement au fil du 20e siècle, c'est une litanie de bourgs et de villages détachés du monde, parfois exilés de la route principale - donc de la vie - par un contournement, refermés sur un vide à peine déguisé par la subsistance de bâtiments autrefois lieux de travail, aujourd'hui carcasses vides portant les sinistres panneaux "surface à louer 1600 m2", "à vendre", etc.

Rien n'a été fait pour les relier entre eux autrement qu'en voiture (ladite voiture étant soit hors d'âge, soit achetée avec un crédit qui éventuellement finira sa carrière au tribunal des impayés), au long d'une enfilade de ronds-points et de lignes droites bordées tantôt par des zones "d'activité" inactives, tantôt par des champs peuplés de viande sur pied.

Le car qui dessert Montrond est donc très peu rempli, d'autant que la rareté de ses passages et l'incohérence de ses horaires ne permet pas aux gens qui ont encore un emploi dans le coin de le prendre facilement. Aussi remarque-t-on, aussitôt l'usager (non, pardon : le client) installé, le moindre signe permettant de le rattacher à quelque chose : loisirs, trajet quotidien ou exceptionnel, les curistes en particulier se signalant par un cabas en matière plastique aux couleurs du groupe Opalia, propriétaire des thermes.

La dame qui achète aujourd'hui son billet, avec bruit, voix forte sortant d'un petit corps menu vêtu et chaussé de manière plutôt mal assortie mais dont tous les imprimés sont des imitations de peaux de bêtes : zèbre, panthère, etc., cette dame fait preuve d'une rare stupidité. Tout au long de son trajet, heureusement court puisqu'elle va nous quitter à Andrézieux-Bouthéon (encore un infra-ordinaire qui mériterait - ou non - quelques pages), elle enfilera les conneries comme des perles, un festival de remarques stupides, entêtées, répétées. Elle en paraît presque folle.

D'abord incapable de dire clairement à quel arrêt elle veut descendre, elle déclare être déjà partie pour Andrézieux - la semaine dernière, mais en TGV. La conductrice sursaute : « En TGV ??? Mais d'où donc ? - Eh ben, j'l'ai pris à la gare, quoi... - Mais à Saint-Etienne ? Ben oui, y a un train à huit heures et quelques. - ah mais, vous parlez d'un TER. - Oui, peut-être bien... Enfin, c'est pas pratique parce qu'il s'arrête à la gare et après, faut marcher... ».

Tant il est vrai que la SNCF ou ses futurs concurrents ont un beau marché potentiel devant eux, avec des trains pénétrant le coeur des villes et desservant les hyper-centres avec un arrêt à chaque carrefour, une sorte de rêve totalitaire du transport en commun en pied d'immeuble, des rames de TER qui deviendraient trams en rentrant leur train d'atterrissage pour se scinder, pourquoi pas, en morceaux de triporteurs ?

A peine assise, la dame bête cherche autour d'elle une victime potentielle avec qui engager la conversation. Elle s'y essaie longuement, s'adressant tantôt à sa voisine de siège (je m'en réjouis d'avance car celle-ci, curiste comme moi, ne parle pas français, à l'exception de quelques mots d'usage), tantôt à la conductrice, qui reste laconique. L'infernale conversationnelle ne s'en fait pas pour autant car elle ne cherche pas le dialogue, mais un appui rhétorique à son monologue.

Tout y passe, en commençant par le sujet de la semaine : le changement d'heure, qui fournit tout ce qu'on veut comme démarreurs, support de développements, un thème aussi nourricier que la météo. Elle continue, en toute logique, par les présidents de la république, après avoir vainement cherché celui auquel nous devions ce fameux changement. Elle interroge à la cantonade : « Est-ce que ça serait pas Chirac, par hasard ? ». Comme personne ne répond, elle se penche et interpelle la conductrice, qui n'en peut mais : « Peut-être Pompidou, lance celle-ci pour se débarrasser. - Ah oui, Pompidou, rêve la dame bête... Pompidou, ou alors Chirac... ».

Vient le moment de remonter la file des quinquennats. La dame bute décidément sur Chirac. Tout à coup, un rai de lumière lui parvient : « Et Giscard, alors ? J'étais trop petite je m'en souviens pas bien... - Oui, Pompidou, Giscard… », répond distraitement la chauffeuse qui, dieu merci, regarde la route. « Et Chirac, réitère la dame, qui peine à rassembler son troupeau de présidents. - Oui mais avant Chirac, y a tout de même eu Mitterrand, remarque la conductrice. Et pendant deux mandats… ».

La dame bête répète distraitement : « Mitterrand, oui... Et pis Chirac ». Car elle ne tient pas à dévier de sa ligne politique, laquelle se satisferait d'une présidence Chirac de quarante années.

Enfin la dame née après 1974, son pantalon zèbre et sa veste panthère, son sac turquoise garni de fausses pierres et son foulard à fleurs, débarrassent le plancher à Andrézieux , quartier de La Chapelle, à un jet de TGV de Sainté, donc.

Le silence est de courte durée, vaincu par la radio (RTL2) dont la spiqueurine glapit d'étonnement et de bonheur parce que l'auditrice, au bout du fil, vient de gagner cent euros après avoir identifié le "bruit du jour", objet du jeu de ce matin.

S'ensuivent quelques chansons d'une pauvreté mélodique et d'une imbécillité de paroles sidérantes, tandis que défilent les arrêts où personne ne monte ni ne descend, au long de la dernière ligne droite avant notre arrêt. Une ligne si droite, au paysage si monotone, qu'on est en droit de redouter, les jours de pluie, que bercée par le ronron des essuies-glaces et par le crépitement de l'averse, la chauffeuse n'en vienne à s'assoupir.

Ainsi va la vie de la ligne 105 des cars TIL, égrenant ses matins, ses paysages sans surprise et ses passagers étonnants...

Hier, c'est un assez vieux monsieur qui s'est installé à la première place à droite, la plus pratique pour "parler au conducteur", en dépit du panneau l'interdisant.

« Vous avez bien un arrêt devant Vignon dans la zone du Forum ? (il s'agit d'une zone industrielle de la ville de Feurs, terminus de la ligne).
- Vignon... ?? Je ne sais pas... Qu'est-ce que c'est, Vignon ?
- Vignon ! Le traiteur...
- Un traiteur ? Dans la zone industrielle ??
- Oui, 6 Zone du Forum, c'est marqué. C'est un copain...
- Mais c'est quoi ? Une entreprise ? Il a une entreprise, ce monsieur Vignon ?
- Ah ben non, vous pensez ! Il est comme moi, il est à la retraite !
- Mais alors vous ne savez pas où vous voulez allez ! Il faudra me dire où vous voulez descendre, dans la zone du Forum, parce que c'est grand.
- Et c'est loin du centre-ville ?
- Ah ben, ça fait une petite trotte tout de même, oui ! Dans les 3 ou 4 kilomètres...
- Ah bon... Et la mairie, elle est centre ville ?
- Tout à fait. Mais si vous descendez dans la zone industrielle, après vous n'aurez plus de car pour aller centre-ville.
- (le vieux monsieur semble saisi d'un doute) C'est peut-être le fils, qui a repris... »

Nous qui descendons à Montrond, ne saurons jamais où s'est finalement arrêté l'ami de Vignon père.